Côte d’azur. 23 juillet 2021.
Tous les ans, à la même heure, le même jour, Louise s’engage sur le chemin côtier qui court le long de la mer Méditerranée, entre St-Jean Cap-Ferrat et Beaulieu sur mer.
Elle prend le temps de respirer la mer. Les sens en éveil, elle goûte le chemin, elle le savoure des yeux. Elle veut ramener à sa mémoire, toute la joie insouciante de cet été-là, de ce jour-là. Elle caresse des yeux le bleu de la mer, c’est le même bleu, unique, que celui des yeux de Gaspard. Elle est comme en pèlerinage d’amour, présente, absolument, à tous les détails, attentive à tous les ressentis. Derrière chaque pin parasol, son visage. Dans la flamboyance des bougainvilliers, une étreinte. Derrière les grilles des demeures abritées de haies silencieuses, leurs baisers volés. Elle avance avec la mémoire des mots fous qu’il déposait dans le creux de son oreille, un chuchotis délicieux. Et tout à coup, elle a 20 ans, la peau lisse dorée de soleil, les cheveux épais, doux et brillants. Elle marche à foulées souples vers son bonheur, pressée de le retrouver, portée par cette évidence au creux du corps, exaltée. Elle est cette femme qui a rendez-vous avec l’homme qu’elle aime.
Des senteurs puissantes de jasmin montent des bordures fleuries, elle revient dans le présent et observe le jeu du soleil et de l’ombre sur les villas élégantes qui bordent le chemin. La lumière se faufile entre les ifs, les oliviers et les lauriers roses. Et la puissance de l’amour ressurgit, l’amour de toute une vie, celui de Gaspard.
De l’autre côté, à Beaulieu sur mer, Gaspard s’engage lui aussi sur le chemin. C’est la première fois qu’il revient sur les lieux de cet amour qui a bouleversé sa vie et failli lui faire quitter sa femme Sophia et leur fille Alice.
Il est bien plus ému qu’il ne l’aurait pensé. Mille fois, il s’est imaginé revenir ici, mais il ne pouvait pas. Il veut faire le silence en lui pour mieux écouter le chant des cigales. Il veut s’imprégner du ressac en contrebas, du clapotis de l’eau sur la coque des bateaux de plaisance. Il entend le souffle du vent dans les arbres et le pépiement des moineaux cisalpins. Il se pose un instant sur un des petits bancs de pierre qui jalonnent le parcours, il se repose de la chaleur et laisse la paix s’installer en lui comme il le faisait, en attendant l’heure de son rendez-vous avec Louise, guettant sa silhouette gracieuse au détour du chemin.
Puis il reprend sa marche et l’émotion vient le cueillir à nouveau à la vue de la petite plage privée où ils se baignaient à l’abri des regards. Il songe à ce 23 juillet et il pleure. Il songe au rendez-vous qu’il avait pris pour partir avec elle. Il pense à son manque de courage, à son incapacité de tout quitter, à cette lâcheté d’homme marié qui le hante depuis ce jour-là. Le voilà arrivé devant la grille noire de la villa « Fleur du Cap », sa façade rose est envahie par les bougainvilliers. C’est là qu’ils avaient rendez-vous ce 23 juillet à 18 h. Sous l’effet du souvenir, sa gorge se serre, la douleur de son renoncement l’accable à nouveau. Il rebrousse chemin, tête basse, refermé en lui-même pour ne plus voir les beautés cruelles de ce site préservé.
Louise arrive devant la grille de la villa « Fleur du Cap », c’est le point d’orgue de sa promenade. Elle se repose un instant sur le petit muret de pierre face à la maison, à l’endroit précis qu’un vieil homme vient de libérer. Mon Dieu, comme je l’ai attendu ce soir-là ! Aujourd’hui, la gratitude a remplacé l’amertume. Elle ne veut retenir que le meilleur, la beauté incomparable de cet amour, pas le chagrin. Mais elle se sent lasse et la tristesse, cette fois encore, l’enveloppe tout entière. Elle repense à son regard si particulier à force d’être bleu, à la beauté de ses mains d’artiste, à l’odeur de menthe fraîche de son savon Santa Maria de Novella, à l’amour instinctif, si naturel qui a illuminé sa vie l’espace d’un été, au plaisir inédit de leurs étreintes. Comme une hypermnésique, elle se souvient de chaque détail, de chaque mot. Elle avait été invitée à venir passer l’été dans cette magnifique villa par un ami de son père qui avait une fille du même âge qu’elle. Les jours avaient coulé doucement entre bains de soleil et sorties jusqu’à sa rencontre avec Gaspard, un pianiste qui jouait le soir au Jimmy’z à Monte Carlo et parfois dans les soirées privées de la côte. Il avait animé une des nombreuses soirées données dans la villa du Cap. Louise avait sombré corps et âme dans cette relation brûlante, incapable de résister à la force de cette attirance insensée. Très vite, il avait été question de ne plus jamais se quitter. Et il ne la quittait plus. Il passait toutes ses journées avec elle, ne travaillant que le soir. Sa femme et sa fille étaient loin, elles passaient leur été en famille dans un petit village de Normandie. Un amour irrémédiable, elle s’en souvient, dans lequel ils s’étaient perdus sans aucune retenue. Un sentiment plus grand qu’eux exacerbé par l’urgence de vivre.
Louise reprend sa marche, sa hanche la fait souffrir. Il fait trop chaud, elle éponge son visage avec son grand foulard. L’étoffe est parsemée de fleurs orange, jaune et bleu, semblable au merveilleux jardin de Klimt. Un cadeau de lui. Au terme de la promenade, elle s’installe à la terrasse du bar l’ANAO sur la plage de Beaulieu sur mer et commande sa boisson préférée, un thé glacé au citron et au basilic. Elle sirote avec bonheur quelques gorgées en regardant autour d’elle. L’effort lui a coupé les jambes. Elle se laisse distraire par les estivants qui profitent de la fraîcheur de l’eau.
Gaspard est fourbu. Il n’aurait pas imaginé être aussi bouleversé. Il boit son thé glacé. Sophia l’a quitté, il y a six mois, elle est morte d’une manière idiote, en tombant dans les escaliers. Sa fille Alice vit depuis longtemps en Australie. Elle a suivi son cœur et épousé son amoureux rencontré pendant son année de césure, à la fin de ses études. Il ne la voit presque jamais. L’absurdité de sa vie lui saute à la figure.
À la table voisine une femme âgée est entrain de siroter la même boisson que lui. Elle porte un joli foulard qui lui rappelle celui qu’il avait offert à Louise. Il l’observe à la dérobée n’osant pas lui imposer un examen trop intense.
Elle le regarde aussi, s’attarde d’abord sur ses belles mains tâchées qui s’agrippent à son verre comme à un élixir de jouvence. Elle remonte lentement vers son visage. Leurs yeux se croisent, s’étudient, impudiques, se sourient, s’accrochent, incrédules, et s’enlacent. L’émotion leur coupe les mots. Ils sont sur le point de se parler, mais un vieux monsieur s’installe, le sourire aux lèvres, à la table de Louise. Il lui prend la main avec sollicitude.
« Ma chérie, tu en as mis du temps ! Notre train va partir dans quelques minutes, je vais régler ta note. »
« … »
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux rester encore un peu ? »
« Non Robert. Allons-y, il est tard, trop tard. »
Une nouvelle de Sylvie LOGGHE – Promotion écrire un livre
Retrouvez Sylvie à l’Atelier du point de la Lune
Merci pour ce superbe texte, cette belle histoire dont j’ai senti la chaleur, les parfums…
J’attends d’autres récits de cette auteure.
Merci Joce Brajou. En effet, Sylvie Logghe est très talentueuse. Avec elle, nous voyageons ; nous visualisons des senteurs, des paysages… elle a ce don pour nous faire vivre des émotions avec les mots.
Nous attendons également de découvrir d’autres de ses écrits…
Quel plaisir cette nouvelle ! Raffinement des mots , j ai été emportée par le décor méditerranéen, les parfums et cette histoire si tendre .
Merci pour ce délicieux moment .
Oh la la! C’est magnifique ! Bouleversant! Sublime! Tragique ! Je me suis évadée totalement et ai visualisé chaque moment, senti chaque fleur…. Mais mon dieu quel talent tu as!!! J’en pleure…. Bravo ma grande soeur! Quel être merveilleux tu es!
❤️❤️❤️
Cette nouvelle est bouleversante. Rien de nouveau pourtant dans cette histoire, mais les mots ciselés de Sylvie traduisent si bien la sensualité des amours d’été et leur nostalgie d’inachevé.
Quelle belle et triste histoire, celle du temps qui passe, que l’on essaie de rattraper mais qui s’échappe á nouveau. C’est superbe! Merci Sissi!