L'ours de Lünebach - Anis Yarboua

Si vous étiez enfermé sans motif ni procès, mais qu’un beau jour la seule justice qui ne survienne soit un coup du destin vous offrant la liberté, saisiriez-vous cette opportunité ?
Cette question, j’imagine que Kuba, a dû se la poser du fond de son enclos.
Avant de devenir l’emblème du zoo de Lünebach, il vivait dans les forêts du parc national des Tatras polonais, où il avait été prélevé à la suite d’une rencontre hasardeuse en plein été, entre sa mère et un groupe de randonneur. Rencontre qui s’était soldée par la mort de l’un d’entre eux mais également par la mise à mort de sa mère par les autorités locales.
Devenu orphelin, il n’avait maintenant que de vagues souvenirs de son ancienne vie, surtout des odeurs, des sensations. L’odeur des forêts de hêtres, d’épicéas et de pins, la sensation d’entendre l’eau ruisseler, la suivre autant que possible dans les pas de sa mère jusqu’à pouvoir se rafraîchir dans les eaux émeraudes de Morskie Oko.
Ces souvenirs s’effacent peu à peu, remplacés par des nouveaux. Et la seule eau qui ruisselle désormais dans son esprit est celle qui tombe quotidiennement à l’entrée de sa grotte en ciment de laquelle il ne sort que pour aller manger, au grand bonheur des touristes, qui ont payés pour assister à ce repas.
Et cette année la météo a décidé de ne pas épargner les touristes. Alors que nous sommes en plein cœur du mois de juin, depuis trois jours, des pluies diluviennes se sont abattues sur la région. Une pluie lourde et ininterrompue, que les sols n’ont jamais pu drainer. D’après le journal Süddeutsche Zeitung, il venait de pleuvoir pendant ces trois jours autant qu’en un mois sur la même période. Au troisième soir, s’en fut bien trop pour les barrières de sécurité des enclos qui rompirent face à la furie des eaux. 
Lorsqu’il entendit le fracas des barrières du fond de sa grotte, les yeux encore mi-clos, Kuba poussa un grognement, comme pour faire fuir ce visiteur nocturne qui venait troubler son sommeil. Mais personne ne vint, et le bruit s’était tu. Il n’entendait maintenant plus que le cliquetis de la pluie et le ruissellement de l’eau.
Il allait se rendormir, il ne faisait plus attention aux bruits dans ce lieu. Mais l’excitation commençait à monter dans les autres enclos, et ce sont les singes qui poussèrent les premiers cris, rejoint bientôt par les loups et la volière des oiseaux exotiques.
Cette agitation inhabituelle éveilla sa curiosité, et il déplaça son immense carcasse encore endormie sous la pluie pour observer par lui-même, cette scène irréelle.
La destruction partielle des barrières de sécurité par un torrent d’eau boueuse.
Il restait stupéfait face à ce spectacle. Entre les amoncellements d’enclos tordus et les immenses marres d’eau, les animaux libérés de leurs enclos respectifs entamèrent un ballet inédit de regards et de reniflements. Entre anciens compagnons de galère, on prend le temps d’apprendre à se connaître, à s’apprivoiser. Dans cette réunion improvisée, la chaîne alimentaire est soudainement brisée.
Certains animaux étaient encore enfermés, la pluie ne se frayant qu’un chemin hasardeux et désordonné entre les enclos. Et lorsque notre ours décida lui aussi de quitter son enclos il découvrit avec étonnement deux lions, deux tigres et un jaguar, qui jouissant pourtant de cette liberté nouvellement acquise, se retrouvent agglutinés sous un auvent, à quelques mètres à peine de leurs enclos détruits. Les nobles félins semblaient empreints d’une lassitude, que même la plus violente des pluies n’aurait pu nettoyer.
Kuba s’étonnait de voir ces animaux majestueux faire preuve de tant de désinvolture alors que d’autres étaient agrippés à leurs barreaux toujours en place et lorgnaient sur cette liberté qu’ils ne pouvaient vivre que par procuration.

 

Dans ce spectacle de désolation, il restait là un moment au milieu du parc sous la pluie qui ruisselait sur son poil.  Il voyait cette eau, plus puissante que les barreaux des hommes, impitoyable parfois, mais toujours juste.
Ça ne faisait aucun doute dans son esprit. Il était décidé à la suivre.
Les félins derrière lui le regardait avec curiosité. Pourquoi prenait-il ce risque ? La pluie un jour s’arrêterait et les humains reviendraient imposer leur volonté sur ce petit monde.
Mais il n’en avait que faire. Pour lui, sa décision était prise. Il allait suivre le cours de l’eau comme il l’avait toujours fait et partir au-delà des limites maintenant effondrées.
Alors il se mis à courir, de toute ses forces, le long de ce fil d’Ariane, usant ses muscles restés si longtemps endormis et laissant sur son chemin les restes de la boutique de souvenirs du parc, éventrée par les éléments. Dans ce temple de la conservation des espèces, il n’avait été que le symbole d’une nature en conserve.
Arrivé à l’orée du bois, il réalisa soudain que passé ce dernier grillage éventré, il serait de nouveau livré à lui-même. Il ne se rappelait plus la dernière fois où il fut dans une telle situation et machinalement son corps ne put s’empêcher d’esquisser un pas de retrait face à ce monde inconnu. Pourtant, il était résolu à suivre ce nouveau chemin C’est ce pas qui lui servit à prendre de l’élan pour s’engouffrer dans la forêt.
Il courut autant qu’il put dans cette forêt dense, mais ses sens avaient perdu de leurs tranchants.
Il reniflait sans but ce bois endormis et trouva tout de même une piste qu’il suivit par curiosité sur une centaine de mètres quand il tomba nez à nez avec une laie et ses marcassins. La laie surprise par la présence de cet étranger dans ces bois, se mit immédiatement en position de défense, poussa des cris, et pris position pour charger. Kuba, lui, ne pouvait observer cette rencontre qu’avec sa naïveté d’ancien captif. Mais il fut surpris de voir les poils de son dos s’hérisser naturellement et sa mâchoire se crisper en réponse aux cris du sanglier. Il ne cherchait pourtant pas la confrontation et décida de reculer pour reprendre son chemin. Il continua à errer une bonne partie de la nuit dans ce nouveau terrain de jeu, avant de s’assoupir sous un arbre renversé par une ancienne tempête.
Cette quiétude ne fut malheureusement que de courte durée, le soleil s’était levé depuis longtemps et la pluie avait cessée. Il entendait maintenant au loin les aboiements des chiens qui venaient dans sa direction. Et même s’il n’en comprenait pas le sens, il sentait instinctivement qu’ils étaient pour lui. Il reprit alors son chemin dans le sens opposé, pour mettre de la distance entre lui et la fureur que ces cris laissaient suggérer. Il entendait bientôt dans sa direction un vrombissement, de plus en plus fort, au fur et à mesure de son avancée dans les bois. Arrivé en bordure de forêt, il mettait maintenant un pas dans le monde des hommes, celui des routes bitumées, des klaxons et des voitures.
Kuba regarda une dernière fois cette forêt qui avait su le recueillir dans son exil, et il s’engagea sur cette route sans arbres pour le protéger. Les conducteurs furent aussi surpris que lui de cette rencontre, freinant en urgence devant lui. Kuba ne voyait plus alors qu’une barrière de tôles et de pneus.  Derrière lui, sortaient maintenant de la forêt des humains siglés d’une mention « POLIZEI » et la meute de chiens aboyant sur l’origine de cette odeur obsédante.
Pris au piège sur cette route, il eut les mêmes réflexes que face à la laie qu’il avait rencontrée plus tôt. Son poil se hérissa. Il commença à pousser des cris.
Mais justice avait été rendue par les hommes depuis qu’il avait passé les grilles du zoo. 
Il n’y eut pas de combat. Il n’y eu pas même un mouvement. Il entendit seulement le bruit des détonations.
Effondré au sol, il suivait de son regard la lumière des gyrophares bleus qui s’approchait de ce tribunal improvisé. Il n’entendait plus rien, mais la lumière était douce, il la suivait.  

Les services vétérinaires arrivés sur place évacuaient le corps de l’ours lorsqu’une conductrice vint s’enquérir de la situation.
“ Dites-moi messieurs, l’avez-vous eu ? “
“ Oui Madame rassurez-vous, l’alerte est levée, les animaux ont été récupérés, et l’ours qui s’est échappé a été neutralisé”
Soulagée devant la dépouille sans vie de l’ursidé, elle pouvait maintenant reprendre sa vie quotidienne en tout sérénité. Elle qui avait été si inquiète d’apprendre qu’un animal sauvage était en liberté dans sa forêt.
En effet, l’espace d’une nuit, dans ces bois, un être libre avait été présent. 

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La publication a un commentaire

  1. Dominique Grousselas

    Une idée très originale pour traiter de la liberté et des visions des hommes à ce sujet. Une fin qui provoque réflexion et agacement aussi un peu.

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Sandra

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