Anis Yarboua - Histoire de la Paresse

La sieste quel bonheur ! Quelle insouciance ! Si j’avais su que ça me coûterait tant, je me serai resservi.

C’est imagé bien sûr. Ce n’est pas un gâteau d’où on pourrait tirer une part à sa guise et aller s’en repaitre dans un coin. Mais il y a quelque chose de la sucrerie, du petit plaisir coupable, à ne rien faire. Voir le sac de sable troué qui nous sert de vie et se dire qu’il peut continuer à se déverser sans vergogne. Car je sais moi, en apprécier chaque grain.

Mon patron n’aimerait pas lire ce que je vous raconte, mais je prends mon pied à penser à ces précieuses minutes volées aux angoisses du réel.

Mais je vous rassure tout de suite, je ne suis pas du genre à bayer aux corneilles pendant mes heures de travail. J’avoue en avoir l’envie, mais je n’en ai pas les moyens.

 

On va dire que depuis l’instauration du revenu universel pour tous, beaucoup de choses ont changé.

Et je l’admets, j’étais pour ! Et je n’étais pas le seul. Dans tout le pays, il y a eu des manifestations, des débats interminables en faveur de ce projet qui devait permettre une nouvelle marche en avant vers le progrès social.

Dans le jeu des négociations, le syndicat employeur présidé par M. VANBUYTEN a accepté que ce revenu soit financé entièrement par les cotisations employeur et que cela n’impacte pas le pouvoir d’achat des salariés. En contrepartie, un nouveau dispositif de versement a été mis en place.

Pour une fois qu’on nous proposait de l’originalité, on est tous tombé dans le panneau.

Une somme totale est ainsi versée en fin de mois selon un calcul complexe mêlant l’intérêt sociétal du poste exercé, l’âge, les antécédents médicaux, et la situation familiale.

Cette somme est ensuite décomptée des périodes d’inactivité, calculé par un bracelet d’activité connecté mis à disposition de chacun des bénéficiaires du revenu.

Pour le syndicat employeur le calcul est simple. L’argent pour financer le dispositif ne manque pas. En revanche, l’humain passe un tiers de son temps de vie à dormir. Et cette période d’inactivité n’est ni propice à la production, ni à la consommation.

Alors, comment arriver à monétiser cette inactivité ? C’est impossible.

En revanche on peut monétiser le désir. Et là, on gagne à tous les coups.

Le cynisme de ce dispositif, est qu’il devait être méritocratique, et permettre de récompenser les plus courageux d’entre nous.

Alors qu’en réalité, le repos et la paresse sont devenus les nouveaux luxes de notre époque.

Ce revenu universel a permis à Morphée de prendre le pouvoir dans l’Olympe, et il ne distribue son précieux repos qu’aux mieux dotés d’entre nous.

Pour les autres, l’industrie pharmaceutique est une précieuse alliée.

Elle apporte tout l’arsenal chimique nécessaire au bon travailleur en quête de rentabilité.

Moi-même, je prends du Proxydon 500, quatre fois par jour.

Ces petits cachets blancs permettent d’atteindre la phase de sommeil profond deux fois plus rapidement que la normale et réduisent le stress et l’anxiété.

Je ne sais pas vraiment s’il y a des effets secondaires. Mais ça a été essayé sur les souris. Et ça ne ment pas les souris !

 

Le fait est que je me retrouve dans la situation de cette souris depuis trois ans maintenant.

Je travaille pour Express Drive, leader de la grande distribution en ligne.

Vous passez votre commande en ligne sur la base de notre catalogue d’images savamment retouchées, nous nous occupons de faire vos courses. Le tout disponible à notre point de retrait dans un délai d’une heure, et ce 24 heures sur 24.

Derrière cette description alléchante. Un énorme entrepôt, où est stocké l’ensemble des produits de consommation courante : de la boîte de conserve, à la dorade royale en passant par les préservatifs (pour ceux qui trouvent encore le temps de s’adonner à ce plaisir improductif).

Le rôle des petites souris telles que moi, est d’accuser réception des commandes en ligne, qui se matérialisent par le déclenchement d’une alarme, qui ne s’éteint qu’au moment où la commande est prise en charge.

Autant vous dire que cette alarme ne s’est éteint que très rarement. La dernière fois, il s’agissait d’un dysfonctionnement matériel. Elle avait surchauffé la pauvre, et comme nous, elle a vite été remplacé. 

Avec l’aide du Proxydon, j’arrive globalement à suivre le rythme des commandes et à faire abstraction de l’alarme incessante, le tout sans gros coup de fatigue.

Bon physiquement, je n’ai plus la forme de mes vingt ans. Mes joues commencent à se creuser et j’ai le teint un peu blafard mais globalement je ne tiens pas trop mal sur mes cannes.

 

Mais aujourd’hui fait inhabituel, j’ai oublié mes cachets.

 

Je me suis rendu compte de cet oubli dans le vestiaire en laçant mes chaussures de sécurité.

Je suis fébrile, c’était la seule véritable tenue de travail que je m’enfilais. Je me sens nu et vulnérable, sans aucune barrière face à la réalité.

J’hésite à rentrer dans l’arène et entendre cette alarme qui viendra se rappeler à mon bon souvenir.

Si je lui demande elle pourrait peut-être fermer les yeux aujourd’hui et faire une exception ?

Pensée futile, j’aperçois la porte de l’entrepôt et je l’entends déjà.

Elle est fidèle au poste. Elle, elle n’oublie rien.

J’essaie de me calmer et je commence les premières commandes sur un bon rythme.

Après tout, je suis costaud, je fais ce travail depuis trois ans, je peux m’en sortir pour cette fois en allant piocher dans mes réserves.

Mais après quatre heures de préparation sans discontinuer, je me rends compte que mes réserves ne sont pas bien profondes.

 

J’ai envie de dormir.

 

Cette alarme m’oppresse, elle sonne inlassablement.

Et pour rajouter un peu d’humanisme dans ce tableau, je me fais réprimander par mon responsable pour la lenteur de mes prises en charge.

Je le verrai bien à ma place le bougre ! Il prend lui-même du Proxydon et d’autres anxiolytiques pour tenir la cadence, mais il n’est pas du genre à partager et avec son petit sourire narquois, il jubilerait presque de me voir dans cette situation.

Et ça va de mal en pis.

En voulant faire vite, je laisse échapper une commande qui se déverse intégralement sur le sol de l’entrepôt. À mes pieds, les cornichons viennent faire connaissance avec les bocaux de sauces tomates éventrées.

Je dois maintenant nettoyer cette préparation accidentelle.

 

J’ai envie de dormir.

 

Je me sens de plus en plus fatigué et je ne peux pas me permettre de tout quitter, poser ma journée et aller me reposer. Mon niveau de vie est maintenant celui d’un travailleur assidu, pas celui d’un paisible dormeur.

L’odeur des sauces que j’ai nettoyées me reste sur les doigts et me donne la nausée.

 

J’ai envie de vomir.

 

Je suis dos au mur. Je n’arrive plus à continuer.

Et l’alarme m’oppresse. Elle sonne, elle sonne sans cesse.

Ne vois-tu pas l’état dans lequel je suis ? Tu veux me briser c’est ça ?

Tu ne gagneras pas cette fois. Non c’est moi, qui vais te briser !

J’attrape un marteau de charpentier dans la réserve et je m’en vais lui expliquer mon point de vue.

J’arrive devant, elle sonne toujours, elle me nargue.

Ah bon, tu ne m’en crois pas capable ?

Elle sonne toujours.

Le marteau va abattre ma divine punition.

Soudain, je me réveille.

En face de mon visage, l’alarme de mon réveil sonne et indique sept heures, l’heure de me lever pour aller travailler.

À côté, les plaquettes de Proxydon à moitié entamées sont posées sur ma table de nuit.

Anis Yarboua

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Sandra

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