Sandra Rastoll - La dernière porte
Bien des années après, je suis retournée dans ces lieux où tant de choses se sont passées. J’appréhende un peu en franchissant le pas de la porte… d’autant que je ne suis plus la lycéenne d’alors empruntant la grande porte, mais la nouvelle prof de maths entrant par l’accès réservé montant du garage directement dans le hall du lycée.
À peine la lourde porte en fer poussée, je laisse derrière moi la pénombre et le silence du garage pour rentrer dans la lumière vive et saisissante bouillonnante de vie. Il est donc temps que je mette mon plus beau masque pour faire semblant d’être comme eux… en vie. Je me retrouve dans un brouhaha indescriptible. On me frôle, on m’évite, on me salue rapidement sans que je n’arrive à distinguer quoi que ce soit. Les élèves semblent être comme les figurants, les personnages secondaires de mon histoire. Pas de traits définis, pas de couleurs de cheveux notables. Une sorte de patchwork vivant et agité qui fourmille dans ce couloir aux larges baies vitrées. Je ne m’attarde pas sur eux bien trop pressée de venir trouver ce que je suis venue chercher. Dans tout ce bazar, quelques pions tentent de ramener un peu d’ordre. L’une d’entre eux attire mon regard. Elle porte un tricot rouge semblant transpirer sur son aura et s’étendre autour d’elle attisant les braises de la violence verbale. Je ne veux pas me faire contaminer. Je pars… m’éloigne d’elle sans me retourner. Je n’ai qu’un objectif en tête… atteindre la salle des profs.
Après avoir traversé une sorte de pont suspendu entre deux bâtiments, je poursuis ma route vers les recoins plus sombres de l’établissement scolaire. Le couloir n’a plus de fenêtres. L’obscurité a repris le pas sur la lumière. Et la descente aux enfers commence par cette plongée dans la pénombre.
Seules les portes des salles de cours jalonnent mon parcours de part et d’autre. Une faible lumière tremblote au plafond dessinant une ombre gigantesque qui glisse sous mes pas jusqu’à disparaitre avant que je n’atteigne la prochaine. Les portes des salles se ressemblent toutes. Peintes en vert bouteille, elles ressortent du mur. Je me demande pourquoi avoir choisi cette teinte. Le vert de l’espoir ? Le vert de la guérison ? Le vert du renouveau ? Je laissais échapper un soupir ironique. Guérison, espoir, renouveau… pas pour moi, ça !
Les seules qui tranchent, ce sont les portes des toilettes peintes en noir, présentes en début de chaque palier. Le brouhaha s’éteint progressivement au fur et à mesure de mon avancée.
Le silence fait bientôt place nette au fur et à mesure que je descends les quelques marches qui séparent chaque niveau de couloir. Je tourne et retourne encore une fois pour bientôt arriver à destination. Une, deux, trois, quatre, cinq… et me voilà sur un nouveau palier. Ligne droite puis encore une fois… une, deux, trois, quatre, cinq… et re-ligne droite.
Ces marches qui descendent toujours plus profondément semblent m’entrainer dans le sous-sol. Mais non. Je suis toujours dans les étages, mon discernement simplement embrouillé par ses volées de marches qui n’en finissent pas de descendre et l’obscurité toujours plus dense. Il reste le dernier escalier à franchir. Le plus pénible pour moi, car il descend bien au-delà des cinq marches habituelles. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit… huit marches de franchies et j’arrive enfin au dernier palier. Mais il reste encore une porte à passer… la neuvième porte.
Je lève les yeux vers la porte du fond. Ce n’est pas elle qui me terrifie. Tout est sombre… bien plus sombre qu’ailleurs. Juste une clarté à travers les hublots de la porte du fond m’indique que la salle des profs est juste derrière à quelques pas de moi… à quelques pas de ce couloir interminable. Des éclats de voix étouffées par la porte coupe-feu du fond du couloir remontent jusqu’à moi.
Je reconnais celle de Fred, le prof d’histoire. Il raconte pour la énième fois sa blague sur les tortues dans l’ascenseur. Sans vraiment distinguer tous les mots qu’il prononce, je devine où il en est dans son histoire et murmure machinalement la fin, comme une comptine apprise à la maternelle pour se rassurer.
Je descends encore quelques marches et je vais passer devant l’endroit que je redoute… celui où tout a commencé quelques années plus tôt.
Imperceptiblement, je ralentis le pas comme si mon corps refusait de passer devant cette bifurcation du couloir. Elle approche… ma respiration se fait plus courte et les gouttes de sueur commencent à mouiller ma nuque. Je ne quitte pas l’angle de la bifurcation des yeux. Je distingue le crépi jauni et écaillé par endroit… je distingue les irrégularités de l’angle… je distingue les traces grises sur le crépi jauni laissées sans doute par des doigts plein de gras.
Je sens ma main gauche se crisper sur la poignée de mon porte-document tandis que l’autre agrippe fermement la bandoulière de mon sac à main.
Bon sang ! Et dire qu’il faut que je passe par là au moins 4 fois par jour ! Mais pourquoi ? Pourquoi avoir choisi ce lycée pour mon affectation ? Pourtant il n’était même pas sur ma liste. Le rectorat avait tranché. Et quand j’avais protesté, la chef des affectations des nouveaux profs m’avait répondu sèchement : « ce sera ce lycée ou rien Mademoiselle Franlo. À vous de savoir si vous voulez avoir un poste pour l’année à venir ».
Et maintenant, je suis là à marcher dans ce couloir, coincée pour au moins une année dans ce lycée… maudit.
Je respire et fixe mon regard sur la flaque de clarté jetée à travers le hublot de la porte coupe-feu du fond du couloir par la salle des profs. Je peux le faire… je vais le faire. Mon regard ne peut se détacher de l’angle de la bifurcation. Au fur et à mesure que j’avance, l’angle noirci par les doigts gras ne devient plus qu’un élément secondaire du décor. Je distingue à présent le mur opposé. Toujours pas de fenêtre. Et pas de porte de ce côté. Non… pas de porte… Celle que je redoute se trouve en face du mur vierge. Je serais obligé de me tourner après avoir passé la bifurcation pour la voir. Mais ai-je vraiment envie de l’affronter ?
Je continue tant bien que mal d’avancer et la portion de couloir se dévoile presque tout entière à mon regard. J’avance et je scrute le moindre mouvement dans cette semi-obscurité. Et la voilà… je la devine… je la sens… dans mon dos… légèrement sur ma gauche. Je lutte pour ne pas tourner la tête et regarde fixement devant moi. La bifurcation s’éloigne. Les portes verdâtres reprennent leur place dans la dernière portion du couloir. Et la porte coupe-feu semble me tendre les bras. Pourtant… pourtant je ne peux subir cela chaque jour sans prendre le taureau par les cornes.
Aujourd’hui, semble être un bon jour pour affronter la neuvième porte. Cette porte peinte en verte semblable aux autres. Je sais que c’est le moment. Je jette un œil à la grande pendule murale qui trône fièrement cerclée de noir avec ses grandes aiguilles grises entre deux portes vertes. Je sais que j’ai le temps… j’ai tout mon temps. Comment pourrait-il en être autrement ? Je n’ai pas le choix. Je ne risque rien aujourd’hui. Je dois affronter le regard de cette porte verte tranchant sur le crépi jaunâtre
Mes mains relâchent enfin leur étreinte décrispant un peu mes bras et mes épaules. Je suis seule… la trotteuse de la pendule poursuit sa course avec hardiesse. Elle ne s’arrête pas, ne faiblit pas.
Je ne risque rien
Je me tourne lentement vers elle. D’abord ma tête, puis mes épaules et enfin mon corps. J’ai un moment d’hésitation. Je sens une présence dans mon dos… un regard insistant… je jette rapidement un coup d’œil par-dessus mon épaule au risque de perdre de vue la neuvième porte comme si elle pouvait s’ouvrir d’un coup sec et m’emporter dans les tréfonds du lycée… m’avaler toute crue comme un vulgaire morceau de viande.
Je ne risque rien
Je prends le temps de m’observer et de respirer. Pourtant, mon cœur bat à tout rompre et tambourine aux portes de ma cage thoracique. Je tourne encore la tête un peu plus… je ne distingue que des jambes… deux jambes solidement ancrées au sol… légèrement écartées pour asseoir la posture…. Elles sont là… et lui aussi… je sens son odeur me revenir en pleine figure…
Je ne risque rien
Je dois voir son visage… discerner ses yeux cruels… distinguer les poils de sa barbe naissante… et apercevoir ses mains… aux doigts gras… Il me regarde… je le sens… mais je ne baisse pas mon regard… pas aujourd’hui… pas maintenant. Tu peux te tenir là tant que tu veux… j’ouvrirais cette porte verte quoi qu’il arrive… Et je sais qu’aujourd’hui il n’arrivera plus rien.
Je ne risque rien
Ce fantôme-là ne m’intéresse pas. Ce serait lui accorder trop d’importance. Je me retourne vers la porte lentement. Je croise enfin son regard. Je la vois. Elle me fait face. Je ne flanche pas. Je prends mon temps et glisse même ma main droite dans la poche de mon pantalon, adoptant une posture décontractée.
Je ne risque rien
Je termine l’amorce de ce demi-tour et me plante en face d’elle, bien campée sur mes deux jambes. Je l’observe. C’est une porte tout ce qu’il y a de plus banal. Une porte peinte en verte. Par endroit, on distingue des traces de coup sans doute donné par des sacs trop lourds tombés des épaules des lycées. Ou peut-être donné par tout autre chose… des doigts s’agrippant au chambranle ?
Je ne risque rien
Je m’approche prudemment… la fixant sans dévier le regard, excitée par le fait de la forcer à me céder… elle est vraiment banale après tout. Des traces plus sombres entourent la poignée et des rayures encadrent la serrure.
Je ne risque rien
Je fixe la serrure un moment… elle aussi n’a rien d’extraordinaire. Ma main droite enserre alors quelque chose dans ma poche. Je la retire et regarde ce que je tiens. Un trousseau de clés… les clés du lycée… dans lequel se trouve le passe qui ouvre toutes les portes… y compris la neuvième porte de ce couloir.
Je ne risque rien
Je sors le passe du trousseau. Mon regard va du passe à la serrure pour revenir sur le passe et repartir vers la porte. Mes yeux sont vides, mon esprit embrumé par les relents de peur. Mais je refuse de m’enfuir…
Je ne risque rien
Un grand soupir soulève ma poitrine. J’avance vers la porte verdâtre à la poignée sale et à la serrure rayée d’un pas déterminé. J’introduis d’un geste brusque la clé dans le trou de la serrure. Et je tourne la clé sèchement. Elle se défend. Elle n’est qu’un objet … un objet destiné à se laisser faire. J’insiste plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle cède. Je la pénètre violemment plusieurs fois. Il faut que je rentre. Je sors la clé et la réintroduit plus sèchement encore. Je force encore et encore. Elle se défend… tente de me repousser… mais je n’ai plus l’intention de me laisser faire. C’est moi qui décide de ce qu’il va se passer.
Je ne risque rien
Elle finit par cesser de se débattre et m’autorise à entrer. Elle a abandonné toute résistance. Et elle a bien fait, sans quoi elle se serait faite défoncée, dégondée, détruite complètement au point d’être bonne à jeter, de partir en fumée. L’angoisse refait surface. Aurais-je le courage d’ouvrir cette porte finalement ?
Je ne risque rien
J’ouvre la porte verdâtre à la serrure rayée. Ce n’est pas une salle de classe. Mais un endroit bien particulier. Le sol est recouvert de terre et le plafond est bas. Il faut se pencher pour pénétrer dedans comme si je me glissais dans un soupirail. Il y a de la terre rouge partout comme un tapis de sang. Je cligne des yeux plusieurs fois. Je sens l’angoisse me reprendre… je commence à respirer plus bruyamment. Je cligne encore une fois des yeux. Le rouge terreux se fait plus vif… plus pur… s’intensifie… il m’appelle… m’enveloppe… me recouvre… Je m’en repaisse… me roule dedans… m’enivre de sa puissance… comme un gladiateur sorti vainqueur de l’arène mais couvert de sang… un sang virginal.

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