Je suis laide, je sais, on me le dit souvent.
Ce n’est pas ma faute si ma pilosité est comparable à celle d’un homme, je ne vais pas me raser de partout non plus. Et puis, ça tient chaud l’hiver. Dans la fleur de l’âge, je ne suis toujours pas déflorée. Un autre sujet de moquerie… Ma mère m’a toujours dit qu’il fallait voir au-delà des apparences et jeter à la poubelle les médisances. Que les paroles sont du venin. J’essaie d’écouter ses conseils mais ça ne m’empêche pas d’être touchée par ces railleries qui ponctuent ma vie depuis l’enfance. Je ne suis pas méchante moi, je n’ai rien demandé pour. Je veux juste de l’amour. Au fil du temps, j’ai donc fini par me renfermer. C’est ma façon de me protéger.
Assez solitaire, je n’aime pas trop l’agitation de la grande ville, je préfère mon cocon. J’habite dans une petite maison en banlieue, et j’ai même un jardin ! Mes amies viennent régulièrement m’y rendre visite, en général le dimanche, au calme. Papotage et bon repas sont au programme, pour nous qui nous sommes de bonnes vivantes avec un fort appétit. Eh oui, il faut savoir apprécier les petits plaisirs simples. Sophie, par exemple, a pris beaucoup de poids dernièrement, mais moi je sais rester svelte. Elle me demande souvent « Comment fais-tu Mimi pour garder la ligne ? ». J’ai beau ne pas être gâtée physiquement, il n’empêche que j’aime prendre soin de mon corps et faire beaucoup de marche. Les balades ça fait du bien et ça fait prendre l’air. J’en ai besoin d’ailleurs, car je travaille de chez moi, je suis couturière. Mon métier me prend tout mon temps et ma mère m’a déjà dit que si je continuais comme ça, j’allais me tuer à la tâche. Mais il faut bien subvenir à ses besoins.
Aujourd’hui, c’est le printemps. On quitte enfin le morne hiver pour retrouver la douceur des beaux jours. Oh joie ! Je me réveille tranquillement de ma nuit et me traîne sur ma terrasse prendre l’air. Le soleil est éblouissant et sa chaleur me chatouille le visage, ça me fait sourire. Alors que je savoure ce moment, un événement inhabituel attire mon attention. Que vois-je ? Un homme en train d’emménager dans la maison d’à-côté. Mon cœur ne fait qu’un bond. Ce qu’il est beau ! Il disparaît de ma vision et je me retrouve penaude, clignant des yeux à plusieurs reprises. Est-ce donc cela le coup de foudre ? Ma mère m’en a parlé, je ne pensais pas que cela pouvait réellement exister, on en trouve que dans les contes de fées normalement. Que faire maintenant ? Je retourne à mon tissage du moment, les pensées complètement à côté.
Quelques jours passent, je n’ai quasiment pas dormi. Aujourd’hui, je retrouve Sophie et Caro pour un petit goûter à la maison. Je leur explique la cause de mon désarroi, ce qui fait sauter Caro au plafond :
– Un homme ?! Amoureuse ? Mais que vas-tu faire ?
– Je ne sais pas. Regardez-moi, comment pourrais-je l’approcher ? Je suis si laide…
– Arrête de dire ça. Tu es la plus jolie de nous trois. Ne te laisse pas influencer par ce que peuvent dire les autres.
– Tu le penses vraiment ?
– Bien sûr ! Alors si c’est le coup de foudre, vas-y, fonce !
Sophie, la plus âgée et la plus sage d’entre nous, prend alors la parole, plongeant ses grands yeux noirs dans les miens :
– Caro n’a pas tort sur un point, ça suffit les complexes Mimi. Ecoute-nous, tu gâches ta vie inutilement. L’isolement, les loisirs de grand-mère, le cafard… Il faut te remuer. Mais je me dois de t’avertir : tu ne le connais pas. Et les hommes peuvent être dangereux. Je te déconseille de te jeter tête baissée dans cette histoire et t’encourage à la prudence.
Je suis perplexe. Mais les jours qui suivent, je ne peux m’empêcher de penser au nouveau voisin. Je l’observe depuis ma fenêtre donnant sur celle de son salon. Ses allées et venues, ses habitudes, les cartons qu’il déballe. Mais je reste cachée. Je ne sors même plus, de crainte de le croiser. Que pourrais-je lui dire ? Comment lui donner envie de me connaître et de voir au-delà des apparences ? Complètement fascinée par lui, j’en perds la raison. Je n’ai plus d’appétit, je n’ai plus sommeil, je ne suis plus moi-même… Jusqu’au jour du drame.
Une femme vient lui rendre visite. Une première fois, puis une autre, puis encore. Noooon ! Je la déteste d’avance, même si je n’ai aucune certitude si c’est une amie ou une petite amie, les rideaux du salon étant toujours fermés lors de ses venues. Je rage ! Quelle sotte que je suis, peut-être ai-je raté l’amour de ma vie. Mais peut-être n’est-il pas trop tard, si jamais il s’avère qu’elle est sa chérie et que leur histoire ne fait que commencer, il n’est sûrement pas encore amoureux. Je m’accroche à cet espoir.
Nous sommes en mai, les journées s’étendent de plus en plus longuement, comme ma langueur. C’en est trop ! Cette fin d’après-midi, je suis décidée à aller me présenter. Le voilà d’ailleurs qui rentre du travail. Respire Mimi, respire. Inspiration… Expiration… Je sors doucement de ma maison puis me dirige vers celle du souverain de mes rêves. Je suis tellement stressée que j’ai l’impression qu’il me faut un temps infini pour y parvenir. Il fait presque nuit. Tiens, sa porte est entrouverte. J’attends un peu devant, ne sachant que faire. Consternation, champ de bataille dans ma tête, je suis complètement déboussolée. Dois-je rebrousser chemin ? Dois-je m’annoncer ? Ou entrer me présenter directement ? Laissant finalement parler mon instinct, j’opte pour la dernière option et pénètre dans la maison.
Avançant doucement, je promène mon regard tout autour de moi. Comme émerveillée, je découvre son univers et m’imagine déjà vivre ici, avec lui. Quel fantasme ! J’arrive au niveau du salon, ça sent bon les bougies. Alors que je suis sur mon nuage, je ne fais pas attention aux pas qui approchent. Des talons. Puis, un cri terrifiant m’extirpe de ma léthargie. La femme se tient derrière moi, apeurée. Surprise à mon tour, je suis pétrifiée. J’aimerais pouvoir parler, mais aucun son ne sort de ma bouche. C’est alors que sa peur laisse place à de la colère. Elle attrape un énorme livre de la bibliothèque qu’elle brandit au-dessus d’elle, dans une sorte de mécanisme de défense. J’entends les pas de mon voisin qui descend les escaliers, et, par réflexe, je me mets à courir. Je veux me cacher, je ne veux pas qu’il me voie. La femme ne me suit pas, je l’entends lui débiter des paroles fulminantes. Mes pensées affolées tambourinent dans ma tête, dans quel pétrin me suis-je mise ? Je me précipite dans la première pièce que je trouve. C’est la chambre. Je ne réfléchis pas, je vais me cacher sous le lit. Puis j’attends. Peut-être qu’ils ne me trouveront pas, peut-être que je n’ai pas encore gâché mes chances, après tout, il ne m’a pas vue. L’homme de mon cœur entre dans la pièce. Je ne vois pas son visage, mais ses pas sont assurés, je sens qu’il n’a pas peur. Oh, comme je l’aime… Je tente de calmer ma respiration et de me faire la plus discrète possible. Mais la femme débarque dans la chambre, elle vient encore tout gâcher. Lentement, elle finit par s’accroupir. Elle me repère dans l’obscurité, d’abord horrifiée, puis pousse un cri de triomphe.
– Elle est là !
L’angoisse me sert les tripes. Je repère une fenêtre, est-ce que je tente de m’échapper ou est-ce que je brave en tête-à-tête mon beau voisin ? L’échappatoire serait le plus simple, mais une confrontation semble aussi inévitable. Alors que mes pensées fusent et que ma décision reste incertaine, le lit, refuge provisoire de mon être, se déplace. Je me retrouve nez à nez avec l’homme de mes rêves. Nos regards se croisent…
Je commence à ouvrir la bouche pour lui parler, mais je le vois esquisser un mouvement. Une ombre suivie d’un bruit sourd s’abat sur moi.
– Je t’ai eue !
…
Mon amour soulève le livre et dévoile mon corps, les huit pattes en l’air. Son beau visage semble dégoûté. Dans mon dernier souffle, je réalise qu’une romance entre un homme et une araignée, ça n’existe peut-être que dans les contes de fées. C’est moche…
J’aime beaucoup…la chute est surprenante