Damien plissa les yeux, le doute au coin des lèvres.
Souvent, les discussions avec Emma lui faisaient l’effet d’un pansement affectif. Elle était drôle, pétillante, simple et cela lui faisait du bien.
Souvent.
Là, le ton de sa voix l’avait surpris. Il la rejoindrait au Café du Compas.
Depuis deux ans, Damien vivait dans une villa de la rue des Bleuets en périphérie de Trappes. Le long train de maisons Phénix lui semblait suffisamment impersonnel pour noyer son divorce houleux avec Laurence.
Au volant de sa 208, il balayait déjà ses pensées.
Assise à la terrasse du bistrot, Emma Ribavaux l’attendait.
Associés dans le même cabinet de détective, ils se complétaient. Sa joie de vivre tranchait avec son naturel taciturne, névrosé, abimé par son passé.

Les premiers mots d’Emma et l’odeur du chocolat chaud l’avaient extrait de sa torpeur.
— Que se passe-t-il, Emma ? Je t’ai à peine reconnue…
Une sensation désagréable de déjà-vu l’envahit.
— Tu sais l’enquête menée pour le compte de l’association d’aide aux victimes ? « Simpson Le Superman – next door » du paquebot « Golden Hamphire »  ? …
— Oui je me souviens de la une des journaux : un attentat avait été en partie déjoué grâce à un ancien officier de Marine. « Monsieur tout-le-monde à la calvitie naissante court-circuite les plans d’un dangereux psychopathe ! »… qu’on n’a jamais retrouvé d’ailleurs…
— C’est bien ça… Et bien figure-toi que ce Monsieur Simpson te connaît. Il veut te rencontrer toutes affaires cessantes.

Je crois que c’est un colis piégé.
— N’ouvre pas, je t’en prie, je connais cette signature !
Les deux monstres sur la photo se mirent à s’animer, les traits déformés par un rictus de fureur. Ils enjambaient maintenant la photo, tentant d’étrangler Damien. Paralysé, il percevait une troisième silhouette se tenant la gorge, sa cavité buccale béante. Les membres de Damien ne répondaient pas, alors qu’il voulait fuir.
Enlacés et hilares, sa femme et son amant fixaient le cadavre aux traits distordus.

Les rires raisonnaient encore, lorsque Damien s’extirpa de son rêve.
Tremblant et inondé de sueur, il pleurait.
Deux ans déjà que ce cauchemar ne le hantait plus, refoulé dans le paquet de souvenirs pénibles de son divorce. Il nota quand même l’apparition d’un personnage nouveau, dont la silhouette lui évoqua immédiatement le fameux tableau de Munch, « le Cri ».
Il s’alluma une cigarette et fit couler son café. L’âpre odeur de l’arabica frais effaça complètement les souvenirs de son rêve.

— M. Simpson, pardonnez mon indiscrétion, fit Emma en déposant une tasse de thé, au cours de cette enquête, je ne vous ai jamais demandé où vous aviez appris notre langue ?
— J’ai vécu quatre ans dans votre merveilleux pays, c’est ce qui m’amène aujourd’hui !
Interloquée, la jeune détective s’assit en face de lui. Elle l’encouragea à poursuivre.
— Comme je vous l’ai dit, je connais votre associé, Damien Ruelle… C’était il y a une trentaine d’années, entre 1986 et 1990, dans un pensionnat du Jura, près de Mouthe. Le Foyer des Hirondelles, un établissement accueillant des orphelins… Un lieu sordide peuplés d’enfants paumés, se serrant les coudes dans la misère. Mes parents et moi étions en voyage en France. Un accident de voiture. J’en suis le seul rescapé… Sans famille proche, j’ai été placé dans un foyer où votre associé et moi partagions la même chambre, en compagnie de trois autres compagnons d’infortune.
Complètement déboussolée, Emma tentait d’assembler les morceaux de ce vieux puzzle.
Attentat. Bateau de croisière. Orphelinat. Damien… Comment cet entrelac d’événements pouvait avoir un lien ?
Encore noyée dans ses pensées, Emma ne vit pas le visage décomposé de son associé, pénétrant dans la pièce.

— Chris ?? Mais c’est pas possible ? Tu n’as vraiment pas changé… Fit Damien d’une voix usée.
D’une chaleureuse accolade, les deux hommes renouaient avec ce sombre passé.
Écourtant les effusions, Christopher Simpson étala une enveloppe : 
— Voilà ce que ma femme Nancy et moi avons reçu avant-hier :
Sur la table, un plan avec des machines et des annotations phosphorescentes, ainsi qu’une photo du Foyer des hirondelles. Au dos, la signature eut l’effet d’une bombe pour Damien : Yvon Gauthier. Dans un souffle, Damien susurra :
— Chris, je crois que les emmerdes reprennent…et moi, maintenant, je ne veux plus d’histoires !
— Damien, réponds-moi stp ! Yvon Gauthier, c’est bien le type que tu avais molesté dans la chambre ?
Emma fixait son associé, suspendue à sa réponse.
— Oui, c’est lui ! Mais c’est de l’histoire ancienne. Les comptes sont réglés : ce brave Yvon est parti avec ma femme il y a deux ans… C’est un putain de psychopathe ! Le Prince des Ténèbres en personne.
— Il a quand même fini dans le coma, Damien… !
— … Et je m’en voudrai toute ma vie ! Des années de psychanalyse n’effaceront ni ce geste, ni cette enfance gâchée, crois moi… Je ne veux plus avoir affaire à ce passé !!
Les doigts tremblant, Damien laissa s’échapper un bristol de l’enveloppe.
Instinctivement, ils se jetèrent sur le mot :
« Messieurs, il est temps de me rejoindre là où tout a commencé. Mardi 12 février à 18 h précise. Ne prévenez pas la Police, sinon Nancy ne survivra pas. Le coffret invisible renferme la solution. ». 
« C’est demain. » Gémissait Emma.
Tombant sur la messagerie de sa femme, Chris poussa un soupir de désespoir. Son flacon de Ventoline collé sur ses lèvres, il aspira de grandes goulées.
Damien n’hésita plus, enfila sa veste et partit en claquant la porte.

Les six heures de route pour rallier le Haut-Doubs furent interminables. L’auto-radio crachait un morceau distordu et glauque du rappeur Freddie Dread, amplifiant le malaise des passagers. 
Dès qu’ils sortirent de la 208, le froid hiver jurassien les dévora. La neige soufflée craquait à chaque pas.
Face à eux, une vieille bâtisse désaffectée les dominait de sa masse sinistre. Tout autour, une végétation dense et blanchie semblait barrer le passage.
Le cadran embué de Damien indiquait 17 h 30. 
Approchant le vieux géant de béton, une vitre cassée offrait son carton d’invitation.
Au moment de basculer dans le couloir, un vieux mégaphone dans la cour cracha un gargouillis et entonna un vieil air de Sinatra, « Mack the Knife ». La chaleur des cuivres tranchait avec la vision qu’ils avaient à cet instant précis : un vieux vaisseau délabré, abandonné au fin fond de la Petite Sibérie jurassienne…
Le morceau jazzy s’interrompit, remplacé par un accent germanique, monocorde et sans âme :
— Vous avez tenu votre promesse, à mon tour de la tenir ! Vous connaissez le chemin de la chambre, lâcha-t-il sarcastiquement, vous y trouverez le livre…
Un larsen interrompit le discours, l’air glacial qui se faufilait dans le couloir les sortit de leur torpeur.
À l’étage, les grincements du plancher et les hautes fenêtres à meneaux… Une madeleine difficile à avaler dans ce contexte !
Une odeur âcre de moisi se mêlait à une fragrance soufrée qui baignait la pièce…
Le couvercle d’une malle se rabattit. Damien perçut derrière lui la respiration sifflante de Chris, fixant le coffre. Dedans, un livre. Emma fut la première à s’élancer.
— « Sans famille » d’Hector Malot… C’est plutôt raccord comme lecture, ironisa-t-elle.
La voix du mégaphone reprit cette fois du placard, une silhouette sortant de l’ombre, 9 mm au poing. Saisis, les trois compères ne purent esquisser un geste.
— C’est le roman que je lisais quand vous êtes venu me tabasser, fit Gauthier se tournant vers Damien.
— Yvon, je n’étais qu’un misérable crétin, sans repères et vide de sens. J’ai mis des décennies à comprendre ce comportement criminel. J’essaie de vivre en paix. Pardonne-moi, je t’en prie !
— Ah, une précision, vous ne retrouverez pas vos deux autres compagnons de chambrée : ils sont morts lors de l’attentat du Golden Hampshire ! Eh oui, mon cher Chris, trois des cinq traîtres du Foyer se trouvaient au même moment, au même endroit, sans le savoir. Mais moi, je le savais, au prix d’une longue traque…
Vous allez finir comme eux…
Focalisé sur les deux objets de son obsession, Yvon ne pris pas garde à Emma qui s’était faufilée dans l’ombre. Sans hésiter, le coup de pied de la jeune femme l’atteignit au poignet. Yvon rugissait. 
La main sur son poignet gauche, le regard haineux fusillait la jeune détective. Tâtonnant le sol à la recherche de son arme, il ne vit pas surgir Christopher. L’américain, le souffle court, lui fit une clé d’étranglement. Des années de pratique chez les Marines. Damien en profita pour venir à la rescousse.

À l’angle du mur, Chris se tenait maintenant la gorge, à la recherche d’oxygène. « Le Cri de Munch », pensa curieusement en cet instant Damien.

Yvon pénétrait dans le fourgon de la Gendarmerie de Mouthe. Dans la cour, Emma se réchauffait sous une couverture de survie, quand un officier tendit un mobile à Chris, un masque à oxygène collé à la bouche :
— Votre femme, Mrs Simpson, elle veut vous parler !

Sur le perron de l’établissement, Damien revint, le livre à la main. Il comprit en cet instant que cet objet constituait le chaînon manquant à la guérison de son passé.
Une onde de chaleur l’envahit.

La scène se refermait lentement sur le rideau de neige qui redoublait de vigueur.

Une nouvelle de Brice HUGON – Promotion Ecrire un livre

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Sandra

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