C’était vraiment le meilleur endroit pour dîner. Un vrai cocon dans lequel on se sentait protégé des agressions extérieures. Le crépitement du feu, le raffinement des décors XIXème, la chaleur du papier peint et des tentures roses poudrées, ne faisaient que conforter cette sensation de douce quiétude dans laquelle baignait Fabian. Il en avait bien besoin avec la crise qui pointait à l’horizon. 

Le serveur entra dans le Salon Escoffier pour prendre leur commande : ce serait un tournedos saignant à l’échalote, sauce vigneronne et pommes de terre confites pour Fabian et sa belle-sœur, ainsi qu’une fricassée de homard au champagne avec petits légumes pour les deux jumeaux.

Joanne avait eu la bonne idée de privatiser le salon, pour s’isoler des autres clients disait-elle, mais c’était sûrement pour échanger plus discrètement avec son frère. Michael et elle dirigeaient la même société de gestion. La situation financière européenne s’aggravant, ils échangeaient régulièrement sur les performances de leurs gérants de fonds, aux aguets pour prendre toutes les décisions nécessaires avec la réactivité dont ils se devaient de faire preuve. Ils maintenaient leur entreprise à flot, et surtout leur train de vie.

Ici personne ne risquerait de les entendre, les autres clients étant coincés dans la magnifique verrière illuminée de l’hôtel cinq étoiles, derrière une grande porte fenêtre isolée. 

Le serveur apporta les coupes de champagne et les amuses-bouches, pour se mettre en appétit. 

Michael débuta la conversation en demandant à Fabian comment prospéraient ses affaires.

— Oh, très bien, je te remercie. Nous avons lancé la nouvelle gamme de produits cosmétiques pour homme cette semaine et…

— Ah oui, c’est vrai.

Michael se retourna vers Joanne.

— J’ai oublié de te préciser que Dan, le gérant anglais que l’on a débauché chez HSBC à Londres, prendra ses fonctions lundi prochain.  

— Fantastique ! Mais quand l’as-tu… 

Fabian n’écoutait plus la conversation. Vexé de s’être fait couper la parole, il commençait à bouillonner sur place. Le dîner n’avait même pas commencer que son beau-frère le maltraitait déjà. Il avait été pourtant soulagé en arrivant, constatant que le repas se déroulerait en famille. C’était plus agréable, malgré la présence de son beau-frère, de manger en petit comité, que de supporter les repas mondains que lui imposait sa femme presque tous les soirs de semaine. Au moins, il pouvait être lui-même et ne pas jouer le rôle du mari brillant et dévoué, en extase permanente devant sa parfaite épouse. Celle-ci disait comprendre sa lassitude, mais c’était une contrainte indispensable et nécessaire pour maintenir son réseau professionnel et la confiance de ses clients.

Il revint sur terre, réveillé par le regard de pitié que lui jetait sa belle-sœur. 

Comment faisait-elle pour le supporter ? Fabian se posait la question à chaque dîner avec eux. Hélène semblait gentille et attentionnée. Très séduisante de surcroit, elle méritait bien mieux que ce gros porc en costume trois pièces. La connaissant depuis près de dix ans, il ne savait toujours pas dire si elle avait épousé Michael pour son argent ou pour une autre raison. D’une discrétion et d’une retenue absolue, sa précellence le mettait parfois mal à l’aise.

— Et toi Hélène ? Comment vas-tu ?

— Très bien, je te remercie. 

— Tu as produit de nouvelles toiles ces derniers temps ?

— Oui, je viens de finir une commande pour un client. Il m’a demandé un thème de guerre, très porté sur le rouge et le noir. Il souhaitait…

Michael et Joanne éclatèrent d’un rire guttural, laissant leur conjoint bouche bée.

— Mais quel idiot ton stagiaire ! il a osé demandé à Vargas si le cours de l’action allait subir des pertes? Vire-le ce jeune blanc-bec, il n’a rien à faire chez nous.

Joanne, prise de colère, commençait à sérieusement hausser le ton. Son frère en fit autant pour lui rétorquer de s’occuper de ses ouailles. Plus la crise financière approchait, plus ils s’insultaient avec passion à chacune de leur rencontre, faisant de Fabian et Hélène des victimes collatérales et gâchant la soirée de tous.

Lassé par cette impression de déjà-vu, Fabian laissa vagabonder son regard sur les tableaux aux murs : de jeunes femmes, drapées en transparence, couraient avec légèreté, presque en volant, et jouaient d’un instrument de musique, insouciantes du monde qui les entourait.

Le serveur apporta les plats et échangea les couteaux. Fabian fut saisi par le contraste entre le parfum du bouquet de fleurs fraiches, au centre de la table, et l’acidité du fer, provenant du sang de sa pièce de viande.

Il inspira profondément et ferma les yeux quelques instants.

Lorsqu’il les rouvrit, il se saisit de son couteau dentelé, se leva et fit le tour de la table pour se retrouver derrière Michael. 

— Qu’est-ce qu’il t’arrive mon vieux, lui dit Michael, ça va ?

Fabian saisit alors les cheveux gominés de son beau-frère et lui trancha la gorge avec une force dont il ne s’imaginait pas disposer. Il réitéra une deuxième fois son geste, afin d’arracher plus aisément la tête de son tronc. Sa femme, restée coite jusqu’à présent face à ce spectacle improvisé, s’apprêtait à hurler. Fabian n’eut que quelques secondes pour la saisir par le front et lui sectionner les cordes vocales. Ainsi, elle ne pourrait plus percer les tympans de quiconque. Un véritable soulagement.

Haletante, serrant ses mains sur le trou béant dans sa gorge, Joanne fut trainée par terre. Son mari lui éventra le poitrail, et arracha son cœur, ayant pris soin de découper les artères pour ne pas l’endommager. Décidément ce couteau à steak était une vraie merveille! 

L’odeur âpre du sang envahit la pièce, giclant de part et d’autre sur les murs, transformant le havre de paix dans lequel ils dînaient quelques instants plus tôt, en scène de boucherie digne des tranchées verdunoises.

Fabian vint alors se rasseoir dans son siège moelleux, se débarrassa de son tournedos sur la table et déposa le cœur au milieu de son assiette. Il découpa avec délicatesse la pièce encore chaude et huma son odeur. La liberté à portée de bouche.

— Fabian, Fabian ? … Fabian tu rêves ? Tu dors ou quoi ?

La voix nasillarde de sa femme le fit sortir de sa rêverie.

— Reviens sur terre enfin ! Tu es vraiment insortable, mon chéri. Toujours en train de rêver. Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui. Alors…

Tel un enfant pris la main dans le sac, Fabian rougit jusqu’aux oreilles. Il baissa les yeux et coupa la parole de sa femme pour dire à tout le monde qu’il était désolé.

De l’autre côté de la porte vitrée, les clients continuaient de manger tranquillement sous l’éclairage tamisé de l’immense verrière bleutée. Certains riaient, d’autres discutaient, mais tous prenaient plaisir à être ensemble autour d’un excellent repas.

 

Lorsque Fabian releva la tête, il avait toujours son couteau tranchant dans la main droite. Il croisa le regard d’Hélène pendant quelques secondes : elle le fixait, d’un air carnassier et complice. En musique de fond, Joanne et Michael continuaient à cancaner, dégustant leurs crustacés avec insouciance.

Une nouvelle de Jennifer Lecomte  – Promotion Ecrire un Livre

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Sandra

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