Un air vif la surprit quand elle releva son visage en sortant de la bouche de métro. Ce mois de décembre était particulièrement doux cette année et le trench qu’elle avait enfilé à la hâte ce matin ne la protégeait plus des assauts qui l’accompagnèrent sur le chemin du retour.
La nuit était tombée depuis peu, éclairée par les serpents lumineux qui sillonnaient les arbres et les étoiles plantées entre ciel et terre. Noël avant l’heure. Les illuminations semblaient apparaitre de plus en plus tôt ces dernières années comme pour conjurer les mauvais esprits et déclarer ouvertes les réjouissances et autres agapes.
Elle slalomait entre les passants, allant d’une zone d’ombre à une zone de lumière dispensée par les boutiques soigneusement parées. Une silhouette frissonnante qui se mouvait à travers un kaléidoscope, saisissant du regard une paire de bottines en cuir rouge, une chemise aérienne, un titre accrocheur, hésitant devant une vitrine-colifichet, caressant un bouquet à la mine triste et chiffonnée … Mais l’ombre vacillait plus volontiers devant les étals colorés de pizzas et de quiches, les présentoirs surmontés de tartelettes aux fruits, de meringues au chocolat et autres mignardises… Elle mourrait littéralement de faim. Son dernier repas avalé la veille n’était plus qu’un vague et fade souvenir.
La matinée avait été plutôt agitée et vers treize heures elle avait espéré trouver un moment pour grignoter un en cas…Las…Les patients arrivaient en flux continu … Une longue sarabande gémissante qu’il fallait écouter, rassurer, examiner. La journée s’était écoulée au rythme des prises de constantes, des prélèvements, des soins et la faim s’était éloignée.
La fatigue qui s’était abattue sur ses épaules avait effacé les grondements bavards de son estomac. Mais en passant le portillon du métro, elle avait senti soudain une crampe douloureuse la clouer sur place. Un besoin irrépressible, insupportable, intolérable….Croquer la pointe croustillante d’une baguette trop cuite, déchirer un steak épais avec un goût mêlé de poivre et de sang, étaler en couches épaisses un brie moelleux et gras … Remplir sa bouche jusqu’à la nausée d’un met lourd, épicé et ressentir enfin une sensation de plénitude, de sous les côtes jusqu’au nombril… Manger, bâfrer, dévorer…Elle avait presque honte de ce besoin trivial qui s’engouffrait dans les moindres interstices de sa volonté défaillante.
Elle hâtait le pas, délaissant le petit supermarché où elle faisait habituellement ses courses … Cette faim aux accents d’ogresse ne saurait attendre les préparatifs d’un diner serein, délicat et réfléchi comme elle les appréciait … Non, le démon vorace qui s’était emparé de son esprit et de son ventre douloureux exigeait une nourriture sans apprêt qu’on pouvait sortir comme un diable à ressort d’un papier huileux, consommable instantané …
La boulangerie apparut, au coin de la rue qui débouchait sur le parc, proche de son immeuble. Elle se précipita derrière les derniers clients qui s’arrachaient les ultimes baguettes « tradition » et « céréales complètes ». La jeune apprentie avait commencé à nettoyer la vitrine presque vide. Il restait un quart de pizza aux légumes, une tartelette au fromage et des buchettes crémeuses saupoudrées d’or. » Je vous les réchauffe, madame? »
Quand elle saisit le paquet chaud, son esprit se calma un moment et elle reprit d’un pas mesuré la direction du parc. Malgré l’heure tardive, celui ci était encore ouvert et les jeunes policiers municipaux qu’elle rencontrait parfois n’étaient pas encore sur place pour fermer les grilles. Elle poussa le ventail avec brusquerie réveillant un grincement léger et, délaissant l’allée centrale, bifurqua sur la gauche. Elle avait agit sans réfléchir.
Les rafales de vent cinglaient son visage et quelques gouttes de pluie apparues furtivement, glissèrent sur ses épaules rendant encore plus illusoire son léger manteau d’hiver.
La chaleur qui émanait de son diner improvisé semblait irradier vers son corps tout entier. Ses doigts accrochaient, pétrissaient, brisaient la pâte légère tandis qu’un parfum subtil d’herbes de Provence, de tomate et d’huile d’olive s’envolait en effluves entêtantes chassant les parfums boisés avoisinant. Ses lèvres formèrent un instant un sourire furtif. Elle pensa aux trois messes basses d’Alphonse Daudet et au pauvre révérend empêtré dans des déferlements d’images chargées d’odeurs, de viandes rôties, de carpes dorées et de dindes farcies, poursuivi par son diabolique sacristain.
Elle pressa soudain le pas, les lèvres sèches, le palais avide, l’esprit égaré. Elle n’avait pas suivi le plus court chemin qui la menait du côté de la porte principale à quelques ruelles de son domicile, ce trajet lui paraissait encore trop long. Elle s’était enfoncée plus avant, longeant des massifs de bruyère, contournant un chêne centenaire et se dirigea vers un bosquet sombre que la lumière blafarde des lampadaires ignorait.
Elle avait atteint un point de non retour, le corps figé dans l’attente de ce moment tout proche et chercha un banc, un rocher, un monticule. La faim s’était faite reine, une reine implacable dévorant les ultimes sursauts d’une raison déchirée à coups de dents acérées. Des nuages épais assombrissaient le ciel et un pâle croissant de lune flottait au sein d’un halo sans éclat.
Elle s’arrêta brusquement, le souffle court, douloureux de cette course insensée et observa les alentours. On pouvait deviner quelques arbres sur la droite, des érables probablement et une large haie haute et touffue. Elle avait atteint le coeur du parc, loin des chemins pratiqués par les promeneurs.
Elle traversait ce parc chaque jour pour rejoindre le métro, compromis agréable qui constituait un raccourci, un pied de nez à la pollution et un ravissement pour les yeux, avant de rejoindre la grisaille des banlieues. Elle avait découvert, un dimanche qu’elle s’y promenait, les larges pelouses en pente, les arbres magnifiques dont un marronnier majestueux, un élégant sophora du Japon, un micocoulier de Provence ombrageant les parterres de fleurs multicolores, les rosiers odorants. Mais elle ne s’était jamais aventurée aussi profondément ni à cette heure tardive. Aussi, elle décida de déballer son repas improvisé et de l’avaler rapidement.
L’obscurité la couvrait comme une ouate serrée masquant l’ombre mouvante qui la suivait depuis peu. Une paire d’yeux l’observa un moment et quand la lame surgit devant elle, elle n’eut pas un geste, pas un cri…Son regard ne quittait pas la croûte brune, craquelée, tiède et odorante d’une quiche ronde et tellement appétissante… Elle ne pensa ni à sa famille ni à sa jeune existence qui allait s’arrêter, là, à l’instant.. Elle ne ressentit aucune peur, aucune angoisse devant cette funeste apparition… Un léger soupir s’échappa tristement de sa bouche désespérément vide..
Si seulement, si seulement elle avait pu goûter ne serait-ce qu’une bouchée de cette pâte onctueuse, savourer une dernière fois sa délicate composition…Crème légèrement acidulée et fromage gratiné … Si seulement…
Une nouvelle de Chafika Berber – promotion Écrire un livre – Mars 2020 –
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