L’embarcation de fortune fend les flots depuis huit heures, huit longues heures qu’un vieil homme à l’arrière du bateau serre dans ses bras une valise et un nouveau-né, un petit bébé qui ne pèse d’ailleurs guère plus lourd que la valise.
Pour ne pas les lâcher le pauvre Adnan force sur ses jambes, luttant ainsi contre le roulis du bateau qui le déséquilibre. L’homme à la barre les a bien prévenus avant de quitter le port :
– Nous ne ralentirons ou ferons demi-tour sous aucun prétexte !
75 années de vie balayées par le souffle d’une bombe, ne tenant à présent plus que dans une valise, il est hors de question de les lâcher.
Adnan n’a jamais eu l’intention de quitter Alep, lui qui n’a connu que souffrance et misère n’avait jusqu’à présent jamais pensé que partir pourrait être la solution. Une vie meilleure ? comment aurait-il seulement pu imaginer que c’était possible ?
Ses mains usées, brûlées par une vie entière passée dans sa savonnerie, ses poumons exposés aux émanations chimiques des cuves qui bouillonnaient au quotidien, depuis l’âge de 10 ans il ne connaît que cela.
Son pantalon déchiré laisse apparaître deux genoux cagneux, brisés par les heures passées, planches aux pieds, à étaler le savon, cette substance qui l’empoisonnait en même temps qu’elle lui permettait de nourrir péniblement sa famille.
Adnan est né après l’indépendance de la Syrie en 1946, sa vie fut tout de même heureuse pensait-il, entouré d’amour et de solidarité, sa famille qui fut son moteur toute sa vie, Un Adnan toujours au service des siens.
– Tout le monde va te regretter ici Adnan, mon ami.
Ce sont les derniers mots que Firat, ami d’enfance, lui avait confié pudiquement, l’embrassant pour ne pas croiser son regard rempli de larmes.
Adnan ne put empêcher de couler le sang de son sang, il ne put protéger la chair de sa chair, alors comment en supporter davantage ? Allait-il attendre sagement que son tour arrive ? Allait-il regarder son petit-fils se faire tuer aussi ? Il jura alors que ce petit être qui n’avait plus que son grand-père, ne mourrait pas sous les tortures ou les bombes de ses frères.
La décision fut prise en 5 minutes alors qu’une place se libérait au sein de l’embarcation, un homme mort trop tôt, laissant à Adnan la possibilité de sauver la vie d’Hafez.
– Si tu veux partir Adnan c’est maintenant. Le camion part dans 5 minutes.
Son voisin l’avait prévenu qu’une place se libérait, un camion les amènerait jusqu’à Lattaquié puis ils embarqueraient dans un pneumatique jusqu’à Chypre, pour enfin aller jusqu’en Grèce si possible.
Assis sur le rebord de ce zodiac débordant d’âmes en détresse, il n’avait encore regardé personne, il regardait l’horizon, il ne s’était pas retourné non plus, comment avoir la force de regarder l’enfer ? Tel un robot programmé pour protéger, pour regarder vers l’avenir ; le chemin serait long et dangereux mais Adnan préférait mourir noyé avec son petit-fils plutôt que torturé ou mitraillé.
Il n’avait eu d’autre alternative que de monter dans ce bateau dans l’espoir d’aller cueillir le bonheur pour ce petit être innocent et déjà orphelin. Sa mère l’avait sauvé en se couchant sur lui dans son dernier souffle, alors il s’en sortirait.
La tempête avait été moins forte que prévue, mais la prochaine serait peut-être mortelle, alors il ne lâchait pas, le bébé d’un côté, la valise de l’autre, le vent fouettait ses joues qui n’avaient de toute évidence subies que violence toute sa vie durant, il restait impassible, comme une statue et enveloppait le corps d’Hafez de sa chaleur.
La nuit, il s’accordait la possibilité de s’asseoir plus confortablement, calé contre la valise, permettant à ses muscles de se reposer et à ses bras de s’appuyer sur ses jambes tout en maintenant le bébé contre lui. Hafez ne survivrait peut-être pas à cette traversée, faim, déshydratation, mal de mer, hypothermie…Adnan avait mesuré le risque qu’il prenait…Entre mourir de n’avoir rien fait et mourir pour avoir osé, le vieil homme, en quelque sorte, choisissait sa mort.
Une jeune maman, grimaçant de douleur et meurtrie par le chagrin, lui avait proposé de donner le sein à Hafez.
Au départ, il avait décliné la proposition, mais, bien que réticent, à l’idée de le lâcher, il s’était résigné à le lui laisser le temps de quelques tétées, permettant à la jeune mère de faire profiter de son divin breuvage que son bébé n’avait pas eu le temps d’apprécier au petit Hafez qui n’avait rien avalé depuis plusieurs heures.
Quel spectacle insupportable pour un père ! Ce devrait être sa fille, là, devant lui, en train de nourrir son enfant…
Au fil des heures, le grand-père prenait conscience de la responsabilité que la vie lui avait donnée, aussi déterminé qu’angoissé, il réalisait à quel point il serait difficile d’élever un enfant sans mère, se demandant comment il allait compenser ce manque et se souciant de la façon dont Hafez allait pouvoir se construire.
– J’ai 75 ans, pensait-il, combien de temps me reste-t-il auprès de lui ? Il sera à nouveau orphelin avant ses 10 ans…
Quelques tétées plus tard, voyant avec quelle aisance la jeune femme le manipulait, sentant cet instinct maternel qui renaissait en elle au contact de la bouche d’Hafez, il ne pouvait s’empêcher de penser que peut-être le destin les avait mis sur le même chemin et qu’ils étaient liés à jamais.
Adnan, ce vieil homme pudique, entama la discussion avec elle pour la connaître un peu mieux et savoir qui il devait remercier.
– Mon mari a été tué mon bébé était dans ses bras et n’a pas survécu, alors j’ai eu peur, je me suis enfuie et je suis montée dans ce bateau.
Le grand-père se livra à son tour pour rassurer la jeune femme et lui redonner du courage.
– Une chose est sûre, c’est que sans vous, Hafez serait peut-être mort de faim.
– Et moi sans lui je serais morte de chagrin alors nous sommes quittes.
Issus tous deux d’un pays où les mentalités ne permettent que très peu ce genre de discussion mixte entre inconnus, les deux malheureux avaient compris que, si proche de la mort, les traditions n’ont plus d’importance.
– Nous allons nous serrer les coudes jeune dame et nous allons y arriver !
Peu à peu; les traits d’Adnan se remplissaient d’espoir, son corps semblait se détendre, son regard s’adoucir, comme s’il avait compris qu’une partie de sa mission était réussie, que si ce n’était pas lui, ce serait elle qui prendrait peut-être soin d’Hafez.
Le destin de l’orphelin était en train de changer dans les yeux d’Adnan au point, que même s’il n’arrivait pas toujours à imaginer son avenir à ses côtés, à présent cela ne l’effrayait plus, car ce ne serait peut-être pas la mort qui les séparerait, mais l’amour.
C’est un doux matin d’octobre sur la plage d’Hersonissos, Adnan lève la tête pour regarder l’horizon, les pieds dans le sable, c’est une belle journée qui s’annonce.
La petite main d’Hafez s’agrippe aux jambes de son grand-père… Adnan le fait tourner sous les yeux bienveillants de sa maman.
– On fait un château de sable ?
Très belle histoire, à la fois touchante, émouvante et pleine d’espoir. Il n’y a pas que des égoïstes sur terre. Il y a des gens sensibles, des auteurs qui perçoivent et qui écrivent la détresse des malchanceux, des mal-menés par les événements. Nous, nous sommes loin, à l’abri, et nous avons des jeux, des spectacles, ou plus simplement nous avons un travail et une famille heureuse. Il suffirait de voyager pour découvrir que notre monde est tout petit face à l’immensité du sud, du moyen orient, où il faut chaud, où l’on a soif, où l’on a faim, où l’on a peur. Laurence, je devine que vous êtes infirmière, ou médecin, ou journaliste, enfin un de ces métiers où l’on ne peut se résigner à tourner la tête. N’est-ce pas? En tout cas votre histoire est très belle. Caillou
Bonjour et merci Caillou pour votre commentaire. J’espère que l’auteure le verra.
Je vous souhaite de ressentir encore de belles émotions à travers les nouvelles ne nos auteurs et leur univers fascinant.
Très belle journée !
Bonjour et merci Caillou pour votre commentaire qui me touche énormément. Je ne suis ni infirmière ni médecin ni journaliste mais j’ai toujours été tournée vers les autres effectivement…
Merci encore
Laurence
Bonjour Caillou ! Merci pour vos compliments qui me touchent énormément… je ne suis ni infirmière, ni médecin, ni journaliste ☺️ Mais on m’a toujours dit que je suis faite pour le social…j’ai certainement raté ma vocation ? par contre je suis au quotidien tournée vers les autres ! Merci encore
Laurence