Je me souviens avec une précision déterminante de l’instant de l’adieu. Le jour des funérailles est toujours quelque chose d’indélébile qui retrouve sa place dans toutes les tragédies anciennes et à venir, comme une ligne dans la vie d’une famille où des générations se croisent en se disant pour certaines que le temps de la mort était encore lointain quand d’autres s’en approchaient. Et toutes ces âmes qui se croisent n’ont qu’un seul et même but ; le souvenir de celui qui s’en va, comme si c’était ce dernier moment qui allait résumer sa vie et dans le discours de l’Homme de Dieu, il y avait une sorte de soumission à la destinée ; comme si ces mots étaient déjà dans le rouage à notre premier cri. J’avais du mal à le conceptualiser, car réduire l’existence de ma grand-mère à la tenue de son foyer comme une fleur fragile revenait à un blasphème dans la bouche de celui qui ne l’avait ni connue, ni même frôlée dans cette vie. Il était juste au bord du cercueil avec ses mots de réconfort surfaits qu’il adaptera à la prochaine personne qui quittera la terre dans son Église.
— Fiona aimait tenir sa maison, s’occuper de son mari et de ses enfants, plus tard de ses petits-enfants et arrières petits-enfants. Elle avait avec ferveur tenue sa famille unie.
Je me demandais alors si toutes les oraisons se valaient, se ressemblaient-elles toutes au point de pouvoir juste changer le prénom du disparu et lui offrir le Paradis éternel sans avoir la moindre connaissance de ses péchés. La rédemption était dans cette Église, dans ce moment-là. Ils avaient tous ici le sentiment d’honorer sa mémoire, de faire les choses au nom de la morale et de cette tradition qui traverse les âges. Seulement, qui pouvait réduire cet être à la tenue de ses murs comme s’il cela avait été son acte de bravoure le plus intense ; il y en avait tellement d’autres qui en faisait une héroïne dans le silence. Des secrets inavouables où des rencontres avec la mort avortée, des tas de moments de bonheur adorés ou entachés par la réalité du temps qui passe et qui nous mène tous ici.
Alors, je me dis que le temps de la mort est loin sans en connaître l’instant et je regarde mon oncle voûté dans sa douleur, orphelin à soixante-dix ans, comme un enfant seul et oublié après avoir dit au revoir à sa mère comme je l’avais fait moi-même avec la mienne onze ans auparavant ; sa sœur, dont il ne parle jamais. On s’attriste, on s’embrasse et on oublie le cercueil qui rentre dans le corbillard après l’avoir suivie dans une allée solennelle marquée par les drames et les joies jamais partagées en un seul et même moment d’existence.
Nous allons tous au cimetière supporter le dernier poème arrachant les dernières larmes et les employés attendent patiemment notre départ pour descendre le cercueil dans sa tombe comme si nous n’étions pas capables de supporter cette réalité, comme si nous n’étions pas capables d’abandonner son corps à la terre et de nous en remettre. Je vais visiter une autre tombe, une autre héroïne que j’ai abandonnée une décennie auparavant et qui me manque toujours autant. Mais dans mes divagations d’âme sans croyance, je me demande s’ils se sont tous reconnus maintenant qu’ils sont tous ensemble après m’avoir laissé imaginer les histoires qui s’entrechoquent et se rencontrent pour devenir ma lignée ; l’héritage, c’est moi et il pèse comme un monde sur mes épaules. J’ai ce sentiment d’inachevé dans tous les deuils, trop tôt, trop injuste, inconcevable parfois quand je regarde mes nouvelles héritières que personne ne cajolera.
Je crois que j’ai attendu le dernier moment pour m’en aller parce que j’en étais capable maintenant. Je pouvais me tenir debout devant la tombe et les voir descendre la dernière héroïne de ma vie, ma dernière attache à la mémoire familiale, le dernier lien de la transmission qui s’éteint. J’ai une sorte de boule au fond de la gorge qui n’explose pas, et après un hochement de tête respectueux, ils donnent le premier coup de pelle dans le tas sombre qui glisse en petite pluie fine et assourdissante comme si la terre égrenait le temps qui s’enfuit, qui file, interminable à présent pour ceux qui restent pour toujours dans cet espoir vain et fou d’absolution, un jour. Ils étaient tous partit loin de ce moment et à peine les derniers mots achevés dans cet antre de la fin qu’ils en avaient oublié la douleur ; ou peut-être qu’elle était juste moins vivace maintenant qu’il ne restait plus d’épreuve à traverser.
L’attente de la mort, puis ce temps avant les funérailles où l’on sait que le corps est encore là, mais inaccessible, en instance dans l’endroit glacial d’un adieu avant la couverture, mais je n’y étais pas allée. J’avais préféré cet instant avant le sommeil où elle s’était assise sur le bord du lit et où elle avait soupiré de tout son corps fatigué. J’avais soutenu cet abandon en lui rappelant mon amour après lui avoir dit que tout irait bien sans elle malgré tout, parce que nous avions les armes pour la vie maintenant, ses enfants étaient élevés et dans la dernière avancée, j’étais prête à ne pas trouver cela injuste, à l’accepter comme on accepte de vieillir après avoir fait naître ceux qui combleront le monde demain.
J’avais dit la même chose à mon père quand il était entre ces deux mondes à savoir s’il avait le droit de s’y pencher définitivement ; s’il avait le droit de renoncer à la douleur cette fois-ci et je l’avais fait pour qu’il se sente rassuré de m’abandonner alors que j’étais terrifiée de n’avoir plus de souvenirs à partager avec personne ; de ne plus avoir le sentiment d’être l’enfant de quelqu’un. Mais il avait besoin de croire que j’avais appris d’eux tous, que c’était moi la mère maintenant, que c’était moi qui allais construire mes murs, mais pas seulement ; et que je serais capable de renoncer des milliers de fois pour atteindre ma définition du bonheur. Il voulait croire que je serais insoumise à la marée du monde et convaincue de faire de mon mieux inlassablement, sans être toujours le meilleur reflet du miroir.
Je n’avais pas eu le temps de dire cela à ma mère ; elle m’avait quitté en silence quand je n’étais pas suffisamment proche de son souffle pour l’entendre se tarir. Et pendant ces onze années où ma grand-mère l’a pleuré, où elle a attendu que sa voiture se gare devant son allée, où elle s’est inquiétée pour mon devenir j’ai juste prié sans foi qu’elles puissent remarcher ensemble un jour. Il y a une sorte de lignée dans la mort que ma mère n’avait pas respectée. Elle était morte avant Fiona et depuis ce jour je traînais avec moi son ombre à chaque instant comme si je pouvais conduire la voiture bleue et que c’était moi que ma grand-mère attendait.
Près d’un siècle de vie dormait dans sa mémoire, dans celle de ma mère, dans la mienne, dans celles de mes filles un jour prochain. Elles auront toujours une histoire à raconter, quelque chose auquel se raccrocher pour avoir de l’espoir, du courage ; cet ailleurs qui a existé un jour et qui leur a permis d’être ici, sur cette terre, à cet endroit précis dans le monde, à l’issue de la rencontre de deux êtres qui ne se seraient jamais croisés dans un autre conte jamais imaginé.
Je n’attends pas que la terre entière recouvre le cercueil avant de me détourner vraiment. Je suis déjà partie il y a des années ; depuis longtemps, cette ville n’est plus ma maison. J’avais toujours eu un endroit ou revenir et maintenant les portes étaient closes. Chez mes parents, il y avait d’autres vies inconscientes qui avaient investi nos places et chez Fiona l’air pourrissait de souvenirs surannés où les voix avaient encore des échos fanés que parfois, j’espérais entendre comme la nostalgie d’un temps inconnu qui n’avait jamais existé pour moi.
Toutes les fuites ressemblent à la mienne. Je retiens les larmes et la boule dans ma gorge grossit pour entraver mes respirations saccadées, je tourne le dos à la porte en bois qui enferme des corps dans son sol, et je pense à toutes les histoires qui vont s’écrire ou mourir, à ce qui ne sera jamais transmis et à ce qui va survivre. Je retourne là d’où je viens en attendant l’explosion qui viendra détruire les fragiles douleurs enfantines qui vivent encore dans mes entrailles, les miennes, les siennes ; les leurs comme un recommencement que la mort ne nous enlèvera pas parce que je suis là, le temps de ma vie et que cela me suffira.