Non, pas cette caisse ringarde !
Maudit karma. Paumer sa carte bleue, rater son train, être obligé de faire du stop en plein cagnard, tout ça dans la même journée, c’était déjà le cauchemar. Là, c’est carrément l’Enfer. Faut se rendre à l’évidence, avec ma gueule pas rasée, mon jean déchiré, mon cuir usé et ma tignasse de hipster à peine cachée par ma casquette, personne n’a envie de me monter dans sa bagnole. Sauf lui ou elle… Elle ? Abasourdi, je dévisage la conductrice. C’est un gag ! Une petite vieille, le package complet : rides en veux-tu en voilà, cheveux blancs sur les épaules, lunettes ringardes et un sourire condescendant. Elle a descendu sa vitre et claironne d’une voix éraillée et plutôt grave :
— Vous montez ou vous prenez racine, jeune homme ?
Je crève de chaud, je n’ai plus de fric et faire le difficile achèvera de me mettre dans le mal. Déjà que je n’arriverai pas dans l’aprèm comme convenu. Je vais me faire tuer. Je remballe ma pancarte et bredouille en me penchant vers elle :
— Vous allez bien à Nice ?
— Si on parle du Nice qui s’écrit avec une majuscule, normalement, oui.
En plus, elle se permet de me claquer sa science. Je ravale une réponse bien sentie et m’installe à l’avant. Elle pue le parfum des petites vieilles. Manquait plus que ça. Je balance mon sac à l’arrière sans lui demander son avis et me résigne. Paris-Nice, neuf cents bornes, avec elle, c’est le Purgatoire. Je vais faire ma pénitence.
Comme elle reste figée derrière son volant, je coule un regard vers elle. Elle attend quoi ? Je lâche, en levant les yeux au ciel :
— Merci m’dame.
— De rien. La ceinture, ce n’est pas une option, ajoute-t-elle avec sévérité.
Je m’exécute en soupirant. C’est pas poli, mais je m’en fous. Neuf-cents bornes, sans bouchons, faut compter neuf heures de route. Si elle prend l’autoroute. Je tâtonne dans mes poches et en sors un billet de vingt balles et des pièces.
— Je n’ai pas grand-chose pour participer aux frais, je me suis fait tirer ma carte.
Elle remonte ses lunettes sur son nez, un sourire étrange étire ses lèvres. Elle ignore ma main tendue et met son clignotant, regarde son rétroviseur avant de s’insérer dans la circulation. Sans la moindre hésitation, elle appuie aussitôt sur le champignon et joue de deux trois coups de volant pour rejoindre la voie de gauche. Je remballe mon fric, perplexe, et l’observe d’un peu plus près. C’est que mamie est coquette : pantalon blanc, tee-shirt bariolé à franges, ongles vernis d’un rouge criard, triple rangée de colliers et des boucles d’oreilles qui pourraient servir de perchoir à un perroquet. À mille lieux de l’image que j’ai des vieux. Enfin ceux que je fréquente et que je m’apprête à rejoindre avec le reste de ma famille pour quinze jours de punition annuelle. Unique avantage à aller là-bas : j’y suis logé, nourri, blanchi, je profite de la mer et de deux trois potes.
Je me rencogne dans mon siège et entame le décompte des heures. Un truc me chiffonne quand même, elle descend seule à Nice, à son âge ? Elle doit avoir dans les quatre-vingts balais. Sacré voyage pour elle. Elle espère peut-être que je la relaie au volant ? Elle ne m’a même pas demandé si j’avais mon permis. Aucune méfiance à mon égard.
Elle m’interpelle soudain :
— Moi, c’est Simone. Tout le monde m’appelle Mamie Simone. Tu peux aussi. Et toi ?
Ah, en plus, elle veut taper la discute. Ai-je le choix de toute façon ? Si elle me débarque, retour à la case départ et mendier au bord des routes, c’est pas mon truc.
— Clément.
Regardant droit devant elle, les deux mains vissées sur le volant, elle rétorque :
— Comment peut-on porter un tel prénom et garder en soi tant de colère ?
— Pardon ?
Le sourire qui étire ses lèvres me met mal à l’aise. Ses yeux me transpercent chaque fois qu’elle les pose sur moi, de manière furtive. Les super-héros peuvent aller se rhabiller avec leurs regards laser. Celui de Mamie Simone fonctionne du tonnerre. Je suis mort.
— Tu m’as l’air de charrier avec toi un sac de colère plus gros que celui que tu as balancé sans égards sur ma veste en lin, réplique-t-elle sans l’ombre d’un reproche.
Je jette un coup d’œil à l’arrière. Merde, elle va être toute froissée. Je tends le bras et glisse l’objet du délit entre le siège et la banquette, non sans mal. Sa réflexion prend toute la place dans ma tête. Oui, je suis en colère, après Elsa qui m’a quitté, ma famille qui me lâche pas la grappe, mon pote Lucas qui m’a pas rendu mon fric … La liste est longue. Trop longue, pas envie d’en parler.
Soudain, je me redresse en la voyant bifurquer sur la droite, direction la nationale 7. Je m’emporte :
— On prend pas l’autoroute ?
— Pour quoi faire ?
— Pour arriver plus vite, pardi ! On m’attend avant ce soir.
Elle tourne la tête un instant et me dévisage, incrédule. J’en frissonne presque et admire subitement le paysage urbain d’une mocheté absolue.
— Il me semblait que tu n’étais pas pressé de parvenir à destination.
Ça aussi, elle a capté. Je la sens sourire dans mon dos. Un sourire du genre victorieux, pourtant sa voix n’a rien de moqueur :
— Ce n’est pas ta faute si cette pauvre vieille qui t’a pris en stop préfère rouler à 80 kilomètre-heure. Il faut que je ménage Léontine. Elle est comme moi, elle ne s’arrange pas avec l’âge. Mais on aime bien, elle et moi, partir en vadrouille. À notre rythme. Au petit bonheur la chance.
Elle a appelé sa caisse Léontine ?
Ses mots cheminent dans mon esprit et une question surgit. Urgente.
— Vous alliez bien à Nice ?
— Maintenant, oui.
J’écarquille les yeux et la scrute, histoire de bien comprendre ce qu’elle essaie de me dire.
— Comment ça, maintenant oui ? Mais vous partiez où à la base ?
Elle vient tapoter mon genou de sa main manucurée. Toujours cet air bienveillant sur son visage.
— Du calme, Clément. Tout va bien.
Facile à dire. Je ne sais pas ce qui m’attend avec elle, ça me stresse. Je suis remonté comme un coucou. Elle jette un coup d’œil dans son rétroviseur. Une camionnette blanche nous serre d’un peu trop près. Elle esquisse une moue narquoise, ralentit jusqu’à ce que le véhicule nous double dans un concert de klaxons et sans doute d’injures.
— Encore un homme pressé de mourir, glousse-t-elle. Revenons à nos moutons. Je vais te conduire à Nice, bien sûr. Tu sais Nice, Perpignan ou Biarritz, ça m’est bien égal. C’est le voyage qui compte, les rencontres qu’on fait, les décisions qu’on prend. À mon âge, le reste n’a plus guère d’importance. Et ce n’est pas parce que tu penses qu’on n’a rien à partager que tu as raison. Les heures à venir nous le diront, tu ne crois pas ?
Elle se met à rire. Mon silence sans doute. Ou mon air ahuri. Elle tapote de nouveau mon genou :
— Que redoutes-tu le plus ? Ne pas arriver à temps à destination ou supporter la présence d’une vieille peau comme moi ?
Aucun des deux. J’ignore pourquoi, mais la pression qui m’habitait depuis ce matin est retombée. Elle a dû m’ensorceler. Je ne vois que ça. Elle m’offre un sursis et je suis certain qu’elle le sait. Et cette main qu’elle me tend depuis qu’elle s’est arrêtée sur le bas-côté, elle me fout moins la trouille que ce qui m’attend à Nice. Mon silence lui suffit, Mamie Simone est redoutable.
Une nouvelle de Laura COLLINS© – Promotion Ecrire un livre