Je n’aurais jamais cru tomber aussi bas dans ma quête du combava philosophal. L’air frais et humide de cette caverne obscure me refroidissait le corps tout entier.

Quelques heures avant ma chute, Etienne et moi, on avait décidé de poser la tente dans une pente jonchée de grosses racines sortant du sol. Il n’y avait pas d’autres endroits plats et dégagés pour se poser. Après avoir perdu très rapidement le balisage du sentier, nous avions continué de marcher à travers la forêt dans l’espoir de retrouver le fameux Piton Tortue et le combava philosophal. On devait se contenter de cette pente rocheuse, quand l’épuisement et l’agacement se faisait ressentir. Pendant qu’on monte la tente, Etienne s’énerve contre moi et me dit avec un regard noir :

– Comment ça se fait qu’on se soit perdus aussi vite ! Tu avais la carte entre les mains c’est pas possible !

Au vu de la situation, j’essaye de ne pas répondre à sa tension :

– Écoute, on savait tous les deux que c’était risqué de venir ici, on était au courant que le sentier était très mal balisé.

Mais rien à faire sa colère était trop grande, pendant qu’il me balançait des noms d’oiseaux, je continuais de monter la tente. Ma poitrine se crispa à l’idée qu’Etienne pouvait à tout moment refaire une crise. Il avait déjà effectué plusieurs séjours en clinique psychiatrique après avoir fait ses premières bouffées délirantes aiguës chez moi.

Il s’arrête un instant de m’injurier, la pression retombe dans son regard, je lui glisse alors :

– Tu sais, je suis vraiment impressionné par le fait que tu sois resté calme toute cette journée, ce qu’on vit n’est pas facile et tu n’as fait aucune crise, tu peux être fier de toi.

On finit par se coucher, mais je n’arrive pas à me calmer. Je me demande si demain, nous retrouverons le balisage du sentier, si on avait encore suffisamment à manger et à boire, et si Etienne saurait garder son calme. Pendant mon bavardage mental, Etienne se retourne contre moi et me demande timidement s’il peut me tenir la main.

Malgré ses crises, Etienne reste un ami d’enfance, à ce moment-là, j’ai envie de rire et de me moquer de lui, mais j’aperçois des larmes qui sortent de ses yeux. Je lui réponds :

– Bien sûr ne t’inquiète pas, je ne raconterai pas ça aux autres copains.

Pendant qu’il me serrait la main, je repensais à cette fameuse conférence sur le Piton Tortue une semaine auparavant. C’est là que j’ai découvert toutes les légendes qui abritent ce lieu mystique. En effet, les conférenciers ont raconté que le nom du Piton Tortue venait de l’histoire de la Tortue-Qui-Vole, ou Tortue Verte ; animal légendaire qui apporta l’œuf sacré appelé « La Pierre Lumière » au cœur de la Grande-Mer, d’où surgi le combava philosophal. Vers la fin du 19e siècle, ce fruit magique fut goûté par des esclaves, qui tentaient de s’échapper des chasseurs marron et de leurs chiens. Ils furent mystérieusement « aidés dans leur fuite » au lieu-dit la Plaine des Cafres. Les observateurs du lieu racontèrent que l’on pouvait tomber sur des formes ressemblant étrangement à des têtes d’animaux et d’humains sur les arbres, mais que le sentier était très mal balisé, beaucoup d’aventuriers s’y sont déjà perdu.

Étant un adepte de l’aventure et des expériences transcendantales, j’avais une envie folle de découvrir ces formes mystérieuses dans la forêt, et pourquoi pas de retrouver ce fameux combava philosophal, dont la trace ne subsiste que dans les légendes.

On reste un moment silencieux, puis Etienne s’endort.

Les doutes sur les dénouements possibles de la journée du lendemain s’emmêlent dans ma tête et m’empêchent de dormir. Pour ralentir le flot de ces pensées redondantes, je vais marcher un peu et faire une petite séance de yoga pour m’apaiser. J’essaye de ne pas trop m’éloigner de la tente, ce serait inacceptable de me perdre encore ! Je marche environ 5 minutes dans les sous-bois jusqu’à tomber sur une petite clairière. Je vois encore de là où je suis la tente sous les effets de la lune qui heureusement pour moi était bien pleine ce soir-là.

J’entame ma séance nocturne en respirant à la manière du pranayama, qui est une technique de respiration profonde, qui provoque des frissons dans tout le corps, parfois même quand on l’a fait bien, de grandes secousses. Lorsque l’on pratique régulièrement, on peut même avoir des visions et schémas de pensées très créatifs que l’on aurait jamais eu au quotidien. Je respire profondément, je fais passer le souffle par le ventre, les côtes, la poitrine et la tête, puis je répète ces vagues de souffle dans mon corps. Rapidement, les effets se font ressentir. Je sens des fourmillements dans les jambes, avec un courant électrique dans la poitrine. Bizarrement, les effets sont plus intenses que d’habitude. Je suis allongé dans l’herbe et les picotements sont pesants sur ma peau, j’ai l’impression qu’il y a carrément des insectes sur moi. J’essaye de ne pas trop m’affoler en continuant de rester concentré sur ma respiration, mais je me souviens alors des légendes mystiques qu’il y a aux abords du Piton Tortue, et je me dis que ce n’était peut-être pas une bonne idée de faire mon pranayama ici. J’ouvre les yeux, car les fourmillements deviennent trop désagréables, j’aperçois avec stupeur qu’il y a en fait une bonne vingtaine de grosses araignées poilues, noires et jaunes partout sur moi, qui se déplacent très rapidement. Tétanisé par la peur, je lâche un cri étouffé, puis j’entends des bruits à côté de moi, qui proviennent du sous-bois. Je pense qu’il s’agit alors d’Etienne, je l’appelle pour qu’il vienne m’aider, mais pas de réponse. Les bruits de pas sur les feuilles et les racines s’approchent de moi, puis je vois sortir du sous-bois un personnage très grand au torse rouge et nu, avec une sorte de coiffe en feuilles de fougères. Il y avait à ses pieds un gros paquet d’araignées poilues qui suivaient ses pas. Sa tête était recouverte de fougères qui formaient comme deux cornes posées sur son crâne. La pleine lune pouvait éclairer facilement ces cornes de fougères, mais je n’arrivais pas à bien discerner son visage. La silhouette s’avance en courant vers moi. Pris de panique, je me lève et cours de l’autre côté du sous-bois. Ma course est ralentie par mes pieds qui s’enfoncent sur les tapis de mousse végétale. Au son des feuilles, j’entends la silhouette derrière moi qui gagne du terrain, je ne sens même plus les araignées qui continuent de se balader partout sur moi tellement je suis électrifié par la peur.

À un moment donné, la mousse est plus épaisse et ce n’est plus mon pied qui s’enfonce, mais mon corps tout entier, je glisse sur un tapis de mousse à la manière d’un toboggan sur plusieurs dizaines de mètres, dans quelque chose qui semble être un tunnel souterrain. 

Pendant ma chute, affolé, j’essaye de m’accrocher aux parois du tunnel, mais la mousse est trop humide. À la fin de ce toboggan végétal, je m’écrase sur un tapis de mousse, au milieu d’une caverne complètement obscure. Même si j’étais abasourdi, mon corps a su rester souple dans la chute, ce qui m’a évité une probable blessure. Alors que j’essaye d’éviter les araignées qui me tombent dessus les unes après les autres, grâce à la lumière de la pleine lune s’échappant du bout du tunnel, je suis saisi par un vacarme innommable, qui sonne comme des grincements de ferrailles rouillées. Le bruit est tellement fort que je n’arrive même pas à voir d’où il vient. Frénétiquement, j’essaye de me débarrasser de ces horribles insectes poilues et tout noirs. Le bout des pattes jaunes me fait craindre qu’elles ne doivent pas être inoffensives. Pétrifié, je tente de rester immobile pour éviter une morsure. Au fur et à mesure que je respire plus lentement malgré tous mes muscles contractés, mes yeux s’habituent à l’obscurité de la caverne et s’appuient sur le clair de lune qui traverse le tunnel, et quelques trous de mousses disséminées au plafond. Les multiples couleurs rouges, roses, oranges et bleus de la mousse au sol m’intriguent. Je n’étais pas au bout de mes surprises lorsque mon regard s’arrêta sur plusieurs troncs d’arbres aux formes très escarpés, toujours recouverts de mousses. On pouvait discerner dans la mousse des visages de vaches, de crapauds, une abeille, une chauve-souris, ainsi qu’une silhouette d’homme…Je n’en croyais pas mes yeux, ma chute avait-elle endommagé une partie de mon cerveau ? Alors que je scrutais ces formes étranges, je fis le rapprochement avec le mythe de la création et l’épopée de la tortue, avant la naissance de l’Humanité. À ma grande surprise, cela correspondait aux récits des observateurs lors de la conférence. Mes yeux s’habituent encore un peu plus à l’obscurité, je comprends alors que ce que je pensais être un grincement de ferrailles n’était que les hurlements d’une tortue géante, au milieu de ces arbres extraordinaires. Elle avait deux grandes ailes attachées à sa carapace, en même temps qu’elle gesticulait, elle crachait des postillons jaunâtres. Ma stupéfaction m’a fait oublier un court instant les araignées qui continuaient de courir sur mon corps immobile. La tortue semblait énervée par ma présence soudaine, ses gestes cachaient un arbuste derrière elle : entre deux mouvements de pattes, je perçus quelques dorures sur la peau de ces fruits, qui scintillaient à la lumière de la lune. C’était un pied de combava, mais doré !

J’avais l’impression d’être dans un tout autre espace-temps, tout semblait insensé et féerique. Le reste de la caverne avait quelques variétés de fleurs au sol : des arums, des hibiscus ainsi que d’autres arbustes, mais je ne reconnaissais pas leurs feuilles, ils étaient dépourvus de fleurs. Le mélange des odeurs m’ont vite apaisé, je ne sais pas par quel processus ces parfums tropicaux montent au cerveau, mais ils ont un effet très agréable sur l’esprit. Les chatouillements des araignées sur ma peau m’ont sorti de ma contemplation. Frénétiquement, je les écrase au sol une par une, leur pattes jaune et noire laissent s’échapper un liquide doré sur la mousse, qui ruisselle vers les arbustes inconnus. Petit à petit, quelques petites fleurs blanches s’éveillent, puis s’élargissent, jusqu’à sortir en forme de corail. Les yeux ébahis, je reconnais le bois de corail, qui fleurit juste après un événement stressant pour lui, ce qui m’interpelle, car habituellement il fleurit après la saison cyclonique.

C’est marrant de voir que lorsque l’on n’est plus obsédé par une chose, celle-ci apparaît à un moment où on s’y attend le moins. Alors que j’avais perdu tout espoir, mes yeux étaient éblouis devant toute la splendeur dorée du combava philosophal, caché derrière cette tortue géante.

Une nouvelle de Benjamin CLEMENT – Promotion Ecrire un livre

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Sandra

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