Quand j’ai vu son visage aux treize heures et dans les journaux qui me tombaient sous la main, je me suis dit que, décidément, il aurait dû m’écouter.
Depuis le temps que je lui répétais qu’il ferait bien d’aller consulter quelqu’un, qu’il débloquait.
Toujours délicat, vous le savez comme moi, de conseiller à un proche, à un pote de toujours, de se rendre chez un psychologue.
» Tu te prends pour qui pour me conseiller ça ? Tu t’es vu toi ? Vas-y toi-même. . »
Et puis on préfère parler de médecin pour faire passer la pilule ; jamais au grand jamais on ose évoquer la possibilité d’aller voir un psychiatre qui restera pour l’éternité celui qui soigne les fous, un point c’est tout.
Richard non plus ne voulait pas en entendre parler. Malgré ses comportements de plus en plus bizarres, j’ai préféré en rester à l’entendable, au réaliste et ne surtout pas l’effrayer en employant des mots qui fâchent.
J’aurais pourtant dû le faire. Je m’en veux terriblement maintenant.
Je me doutais bien que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, mais il semblait si convaincu par ce qu’il avançait. Il tenait des propos intarissables sur ses vérités, il décrivait son entourage comme diabolique, complotiste, hostile.
Quand il avait un peu trop bu, et ça nous arrivait parfois ensemble le samedi soir, il se lâchait sans aucune mesure. Je commençais à flipper :
» Tous des salauds ces patrons et le mien est une charogne pire que la moyenne.
– Tu exagères Richard «
Osais-je parfois lui répondre pour le convaincre que la pingrerie de son employeur n’était pas un fait isolé, mais le produit banal de l’actualité qui touchait beaucoup de monde.
Il restait convaincu d’avoir raison, il se sentait seul à souffrir malgré mes tentatives de le ramener dans la vie réelle, en lui donnant des exemples de proches qui eux aussi subissaient les foudres au travail, de cette économie qui précarisait.
Il en voulait au monde entier, s’isolait dans ses convictions :
» Encore ce matin, j’ai eu droit à des reproches au sujet de pièces que j’aurais sabotées. Il n’a pas écouté mes explications, l’ordure.
La fraiseuse à commande numérique vient de buguer patron, je suis venu vous le signaler, rappelez-vous. Cette ordure m’a juste répondu que je devais veiller à son bon fonctionnement, que je devais me démerder tout seul. Alors, j’ai ajouté que je n’avais reçu aucune formation pour cette machine qui contenait des procès que je ne maîtrisais pas trop. Cette charogne a tourné la tête et soupiré comme si je venais de dire une énormité, avant de monter dans son bureau en me laissant les bras en croix. Je te le dis Rémy, si j’avais eu mon arme du club de tir, je faisais un carton, j’aurais rajouté aussi l’autre abruti de contremaître, ce gros lâche qui pourtant m’avait bien vu galérer avec l’appareil et foiré mes pièces, sans broncher, comme il a baissé sa tête d’enfoiré au moment où le chef me faisait les reproches. Je me suis vu les aligner tous les deux comme au club et les trouer comme un carton de cible. «
Il me faisait peur quand il me racontait ça, un verre à la main, le regard chargé de haine. On aurait dit un chacal affamé qui se préparait à mettre en acte ce qu’il me décrivait avec hargne. Il me dépeignait tous les malheurs du monde.
Et puis sa rupture fracassante avec Nathalie sa petite amie qui s’était lassée de son comportement agressif. Elle me raconta sa version qui bien sûr ne collait pas avec la sienne :
» Richard devient fou. L’autre soir, il m’a menacé avec une poêle jusque dans le garage. Tout ça parce que je ne lui donnais pas raison quand il m’expliquait que son patron l’exploitait. Il en voulait aussi au jeune voisin qui ne lui disait jamais bonjour, au boulanger qui lui refusait un crédit, au garagiste qui l’aurait arnaqué pour une réparation. J’ai essayé de le raisonner en lui démontrant que d’autres subissaient les mêmes choses négatives que lui, mais il a pété les plombs et m’a jeté son assiette au visage avant de me poursuivre avec la poêle. J’ai dû filer chez ma mère pour me calmer et passer la soirée au calme.
– Tu n’as rien dit à la gendarmerie ? »
D’autant plus inquiétant tout ça ; j’avais peur qu’il ne mette ses menaces a exécution.
Au club de tir où on se retrouvait deux fois par semaine, il ne saluait plus personne, filait directement au vestiaire pour préparer son matériel. Je savais qu’il collectionnait les armes, je le faisais moi-même aussi, je possède un Beretta, un Magnum et une carabine Browning pour le tir sportif.
Mais lui, il devenait le roi de l’accumulation. Hors la loi d’ailleurs, tellement il accumulait chez lui des armes achetées clandestinement qu’il cachait dans son sous-sol.
Ça commençait à faire beaucoup et je ne voulais rien avoir à faire avec ça, j’avais un job, une famille, je voulais la paix.
Un soir de beuverie, il avait insisté pour que je le prenne en photo tenant deux carabines à gros calibre bien en joue, à devenir menaçant comme un tigre que l’on aurait dérangé dans son sommeil. Je me suis exécuté. J’ai eu l’impression qu’il s’apprêtait à me tirer dessus, à m’abattre froidement si je refusais de lui servir de faire valoir. Il voulait en effet se servir du cliché pour le poster ensuite sur les réseaux sociaux, ce qu’il fit d’ailleurs.
Cette photo est celle que les médias utilisèrent pour l’identifier après le drame. On l’aperçoit ainsi de trois quartes faces en tenue militaire, le crâne rasé, les lunettes de tir vissées sur son front, prêtes à descendre sur ses yeux de myope avec les deux carabines à longue distance munies de leurs silencieux.
De quoi me rendre muet de peur face à ce pote d’enfance que je ne reconnaissais plus. Je ne dormis pas de la nuit.
Deux jours plus tard, en allumant mon poste de télévision, je pris sa bobine de plein fouet, je vis sa petite entreprise qui longeait la rivière en gros plan, tandis que le commentateur détaillait la scène.
Bon sang, il aurait dû m’écouter. Au lieu de ça, il venait de commettre l’irréparable. Bon sang ! De sang-froid, il venait d’abattre le directeur de l’usine et l’adjoint qui faisait office de contremaître.
Toutes les polices couraient à sa recherche, on parlait de sa fuite dans sa polo grise retrouvée plus loin abandonnée, les clefs sur le contact. Les villages alentours étaient passés au peigne fin, les habitants se claquemuraient sur ordre des autorités pour éviter un éventuel bain de sang supplémentaire.
Je fus à peine surpris de ce qui venait d’arriver. Je l’avais pressenti et en même temps, tout paraissait irréel, étrange, de voir ce compagnon de toujours transformé en ennemi public numéro un.
Horrible impression.
Son compte est bon, il devrait démarquer, se rendre, se faire soigner, pensais-je.
Quelle vie gâchée par cette haine pathologique. Quelle connerie.
Mon premier réflexe fut de filer au stand de tir. Je ne sais pas pourquoi. J’étais assis sous le placard de mon vestiaire, les mains tremblantes. Je venais de charger mon Beretta. Pour aller tirer ? Sans doute ? Au pas de tir comme d’habitude ? Sans doute.
J’étais dans le brouillard.
J’étais seul et seul un bruit de pas attira mon attention. La porte s’ouvrit brutalement et déboucha Richard, son visage de fouine et sa respiration précipitée. Il tenait un fusil prêt à tirer, l’autre en bandoulière, je ne sais pas s’il avait l’intention de s’en servir contre moi. Sans réfléchir, j’envoyais deux décharges vers son abdomen. Il s’écroula sur la table qui occupait la pièce.
Ce réflexe nerveux, automatique, réalisé en automate, mis fin à sa cavale.
Je me suis souvent dit ensuite que décidément, il aurait dû écouter son vieil ami et prendre ce satané rendez-vous chez le psychiatre.
Une nouvelle de Bertrand Caron
Retrouvez le sur son blog Lettres, ses écrits sont également disponibles dans la revue Méninges
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