Il faisait nuit noire, je ne voyais absolument rien, si la foi ne m’habitait pas, j’aurais pu croire en un instant de cécité. J’approchais mes mains au plus proche de mon visage, mais rien n’y faisait, pas l’ombre d’un faisceau lumineux me permettant de deviner où je me trouvais.
J’avais le sentiment d’être nulle part et partout, à la fois, drôle de sensation.
Je respirais lentement pour ne pas céder à la panique.
Brusquement, une explosion de lumière se produisit. Je n’y voyais pas plus que dans le noir et mes yeux me faisaient souffrir. À nouveau, je ne pouvais distinguer ni formes ni silhouettes qui pourraient me servir de référent pour émettre quelques hypothèses.
À ma plus grande surprise, des filets de couleur apparaissaient tout autour de moi. D’abord, du jaune, puis du bleu, puis du vert, du rouge, du violet, du magenta, du bleu de Prusse,… Des milliers de couleurs que je n’aurais pu nommer.
Un bruit assourdissant me sortit de ma contemplation, j’étais assis au bord de mon lit, haletant et couvert de sueur.
Encore ce rêve cauchemar, il n’y avait pas une semaine sans qu’il ne vienne interrompre une de mes nuits. Je me levai pour aller à la cuisine et boire un verre d’eau glacée.
L’avantage d’habiter au 21e étage d’une tour était de pouvoir observer la ville sans être importuné par le brouhaha extérieur.
Je savais quand quelqu’un regardait à sa fenêtre en pleine nuit, je voyais des dizaines de rayons lumineux s’échapper des façades. Il n’y avait pas une lumière identique à une autre. Au fil du temps, j’avais remarqué que chaque être humain vivait avec l’association de deux couleurs, celle de son âme et celle de son humeur, les deux s’entremêlant à l’infini.
Ces nuits de réveil, je me demandais s’il existait un autre être comme moi.
Je n’avais aucun souvenir de mon enfance. Mon histoire commençait lorsque j’avais 17 ans et que Mamita Rosa m’avait retrouvé sur les quais lors de sa promenade journalière. Je semblais en état de choc et elle avait eu à cœur de m’inviter dans sa demeure.
Dès le lendemain, elle fit venir un médecin qui l’informa que mes constantes étaient bonnes et qu’il était nécessaire de passer par le centre de psychologie pour évaluer l’ampleur de mon amnésie.
Après des tas d’examens, aucun résultat n’était probant et Mamita finit par solliciter les services sociaux pour m’adopter. La police fut obligée d’analyser toutes les informations liées à une disparition, mais aussi mon implication possible dans des délits. Encore une fois, rien, il n’y avait aucune trace de moi sur cette terre.
L’adoption une fois validée, on me fit passer des tests pour faire le point sur mes compétences scolaires. Mon âge ne correspondait pas à un niveau de lycéen et je passai mon baccalauréat pour intégrer l’université.
À cette époque, je voyais déjà mes semblables en couleur, mais j’avais très vite compris que si j’osais en parler, mon avenir aurait été l’hôpital psy. Je choisis alors d’entrer en études de psychologie afin d’en découdre une fois pour toute.
Aller à l’université me donna accès à une bibliothèque grandement fournie.
J’appris que je n’étais pas seul, d’autres individus voyaient certains phénomènes en couleur, cela s’appelait : la synesthésie. Cette manifestation pouvait s’activer en regardant des nombres, en écoutant de la musique. La difficulté à mettre en place des études stables a poussé les chercheurs à abandonner.
Je m’investis dans mes études pour devenir thérapeute. Je pourrais deviner les sensations de mon interlocuteur avant même qu’il ne se confie à moi. Pourquoi ne pouvais-je pas voir mes propres couleurs ?
Je m’installais enfin dans un cabinet avec d’autres thérapeutes. Mon maître à penser fut Jung. J’avais choisi mon camp après avoir lu «L’homme mérite qu’il se soucie de lui-même, car il porte dans son âme les germes de son devenir ».
Malgré mes années de recherche, je n’avais trouvé aucune piste. J’avais fait le choix, un peu par dépit, d’avancer et de ne plus espérer. Je ne pouvais pas vivre comme tout le monde, les lieux bondés me rendaient malade.
Je passais ma journée à écouter des vies, des blessures, des peines, des épreuves et je prenais plaisir à voir toutes ces personnes partir à la recherche d’elles-mêmes.
Elles étaient, pour moi, des œuvres d’art, des milliers de couleurs en mouvement.
Un jour, alors que j’attendais une nouvelle patiente, j’étais pour la première fois préoccupé par mon rendez-vous précédent. Plus la consultation avançait et plus, j’avais eu l’impression de voir les couleurs par intermittence, c’était troublant. C’était la première fois que cela m’arrivait.
Mademoiselle Hilde frappa à la porte de mon cabinet à l’heure précise de son rendez-vous comme je l’avais stipulé sur l’écriteau.
J’avais pour habitude de scruter le visage de chaque nouveau patient. J’en fus incapable cette fois-ci.
Je n’avais jamais vu ça. À elle seule, elle était un feu d’artifice.
Elle s’allongea sur la méridienne, car elle préférait ce type de thérapie. Je lui demandai l’objet de sa consultation.
« Je ne sais pas si je vais pouvoir vous le dire. Cela fait des années que j’essaie de faire le pas et vous êtes mon vingtième entretien. Chaque fois que je commence mon récit, je m’interromps et je pars en courant, car je ne veux pas que l’on me fasse interner. Je sais que je ne suis pas normale. Je n’ai pas d’amis, je suis submergée par ce que je vois, je n’ai aucun souvenir avant mes dix-sept ans, malgré plusieurs tentatives, je n’ai jamais retrouvé la mémoire. Vous devez vous dire que je viens pour cela mais non, je sais que cela n’arrivera pas. »
Mademoiselle Hilde ne pouvait pas me voir, mais je me liquéfiais sur mon siège, je ne notais aucune information. Je connaissais son histoire, elle ressemblait à la mienne.
« J’ai réussi brillamment mes études d’art et mes toiles se vendent très bien, mais je ne fais jamais de vernissage, je hais la foule. Je suis très mal à l’aise. C’est à cause des couleurs, je n’en peux plus de ces couleurs, je voudrais ne plus les voir, je ne peux pas en parler, je sais que l’on va me faire interner de force. Je sais ce que ressentent les gens, je sais quand ils sont en colère, quand ils sont heureux, quand ils sont envieux, quand ils sont jaloux, quand ils sont mal intentionnés. »
Elle était comme moi. Plus elle parlait et plus la pièce prenait des allures d’une palette de peintre.
Il fallait que je l’informe :
« Mademoiselle Hilde, je n’ai pas pour habitude de prendre la parole pendant mes entretiens, mais j’en suis obligée aujourd’hui. Je comprends ce que vous vivez. Depuis que vous êtes entrée dans cette pièce, je vois toutes ces couleurs qui vous échappent. »
Elle se retourna, me prit la main.
Il faisait nuit noire, nous ne voyions absolument rien, si la foi ne nous habitait pas, nous aurions pu croire en un instant de cécité. Nous approchions nos mains, nous les serrâmes, une lumière blanche en sortit. Nos visages étaient transfigurés.
Le temps s’était arrêté.
Nous ne savions pas quel chemin nous allions prendre, mais nous n’étions plus seuls, ensemble.
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