— Je crois que c’est un paquet piégé, annonce Francis Blanche.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Demande Lino Ventura, goldo au bec.
— Colle ton oreille ! enchaîne Bernard Blier.
Avec mille précautions, Lino prend le paquet et l’approche de son « esgourde », la droite de préférence, puisqu’il est droitier. Un tic-tac, à peine étouffé par l’épaisseur du papier kraft, joue sa petite musique binaire : tic-tac… Tic-tac. À l’intérieur, la grande aiguille d’un éveil matin va bientôt rejoindre sa petite sœur. Lino repose le paquet sur le toit de la Peugeot.
— T’as raison, c’est une bombe. Il dit, en écrasant sa clope sur le trottoir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? Enchaîne Francis, le front en sueur.
— On va pas attendre qu’elle nous pète à la gueule ? Demande timidement, Jean Lefebvre.
— Bien sûr que non, enchaîne Bernard. On n’est pas des charlots avec un pois chiche dans le ciboulot.
— Alors ? Demande Lino, d’un coup de menton.
— Retour à l’envoyeur, conclut Bernard. Et pas plus tard que maintenant.
Aussitôt dit, les quatre hommes s’engouffrent dans la 404. Lino prend le volant et tourne la clé dans le démarreur.
— Je vais leur en faire bouffer, moi de la bombinette ! Poursuit Bernard rouge de colère. Je vais leur en tartiner les naseaux jusqu’à ce que ça déborde, avec un p’tit supplément de persil pour apporter un peu de verdure sur leurs faces de craie, ah les cochons !
Lino, Francis et Jean acquiescent d’un signe de tête en claquant les portières. Lino démarre et engage la première. C’est à ce moment-là que la Bombe explose. Exit la bande à « B.B », la bande à « na-nard ». Le carton : « Fin » signale aux spectateurs au cas où ils n’auraient pas compris que le film est fini.
— Ouais, pas mal, soupire Thomas à sa petite amie.
— Tu rigoles, c’est un chef d’œuvre d’humour noir des années 60, lance Anouk sur un ton de groupie.
— Ah ouais ? Y sont quand même super con ces types. Ils oublient la bombe sur le toit de la caisse ! Y auraient pu la balancer dans la rivière.
— C’est pas une rivière, c’est la Seine, soupire Anouk, de plus en plus exaspérée par tant d’ignorances. Les lumières de la salle de cinéma se rallument.
— Franchement, ça vaut pas le dernier Harry Potter, poursuit Thomas en enfilant son bomber.
— Tu peux pas comparer « Les tontons flingueurs » avec le château « Pouding » de la mère Rowling, rétorque Anouk.
Thomas la reprend, professoral, levant l’index.
— Poudlard, le château. Y s’appelle Poudlard.
Anouk préfère couper court à cette conversation qu’elle juge sans issue et se dirige vers la sortie. Thomas la suit se demandant s’il n’aurait pas mieux fait d’aller au Mac Do avec ses potes plutôt que de se taper la binoclarde au cinoche. Mais qu’est-ce qu’il lui trouve à cette meuf ? Bon, d’accord, elle a un joli corps, mais dans sa tête, c’est Arte qui tourne en boucle.
Ils sortent du cinéma et se dirigent vers le parking souterrain, sans échanger un mot. L’un et l’autre perdus dans leurs pensées négatives. Arrivés au troisième sous-sol, Thomas fait bipper sa caisse, histoire de la repérer plus vite. En s’approchant, il remarque quelque chose posée sur le toit de sa Clio. Il s’agit d’un grand sac de sport noir.
— C’est à toi ? Questionne Anouk, sans trop y croire.
Thomas secoue la tête.
— C’est à qui alors ? demande-t-elle, préférant s’arrêter à quelques mètres de la voiture.
Thomas n’ose plus s’approcher de la Clio.
— Ben, j’en sais rien.
— Qu’est-ce que t’attends ? Jette le !
— Pourquoi moi ? Vas-y, toi.
— C’est ta caisse, non ?
Thomas oscille sur ses Nike, de droite à gauche, les bras ballants, ne sachant pas quoi faire. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne veut passer pas pour un lâche et accessoirement, récupérer sa caisse.
Enfin, il se décide, fait quelques pas, allonge le bras, attrape la poignée, soulève le sac, mais le repose aussitôt.
— Putain, c’est super lourd ! C’est pas normal…
— Appelle les flics ! L’interrompt Anouk.
Cette fois, c’est de la tête que Thomas dodeline.
— Qu’est-ce que t’attends ? insiste-telle.
— Ben, c’est-à-dire que…
— Quoi ?
— J’ai pas encore… Tout à fait mon permis.
Anouk pousse un gros soupir. Décidément, ce garçon en tient une sacrée couche. Et en même temps, elle se mord les lèvres : il est tellement mignon.
— J’comprends pas. Pourquoi y m’arrive la même chose qu’aux mecs du film ? s’interroge-t-il.
Interloquée, Anouk se pose aussi la même question. Au fond, ils sont en train de vivre la même situation que la dernière scène du film de Georges Lautner. Soudain, elle comprend. Son regard s’illumine et se tourne vers moi.
— Digression ! Me dit-elle, en pleine face.
Je préfère ne pas répondre pour ne pas me trahir. En plus, c’est un mot compliqué, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris.
Atterré, Thomas regarde Anouk s’adresser au plafond du parking comme si les néons étaient Dieu.
— C’est votre idée, le coup du sac de sport sur le toit de la voiture de Thomas. Dites-le !
Mon index hésite sur la touche « effacer » de mon clavier. Il est peut-être encore temps de faire machine arrière.
— Avouez ! Espèce d’enfoiré !
— D’accord, Anouk, calme-toi, dis-je. C’était un effet de style. Une mise en abîme littéraire. C’était juste pour créer un effet d’écho.
— Je connais : l’abîme dans l’abîme… archi éculé, votre truc.
— Ouais, c’est relou, ajoute Thomas, les yeux rivés au plafond.
— Bon écoutez les enfants. Il n’y a rien dans ce sac de sport. Vous pouvez me croire, c’est moi, l’auteur de ce texte. Alors, je vais suspendre l’activité de mon ordinateur le temps d’aller boire un café. Pendant ce temps, vous allez monter dans cette bagnole pourrie et rentrer chez papa, maman.
— Putain, elle est pas pourrie, ma Clio, qu’est-ce que tu racontes ! J’ai changé les jantes pour des dix-sept pouces, j’ai changé le pot. J’ai élargi le bas de caisse. J’ai fumé les vitres. J’ai même ajouté des Led bleues pour faire genre ambiance romantique !
Encore un gros soupir d’Anouk. Quant à celui de l’auteur, il ne se voit, ni ne s’entend sur la page numérique.
Ce soir, je suis perplexe. Confortablement installé dans ma Triumph Spitfire modèle MK3, j’observe ma main gantée sport ajourée. Il y a quelques secondes, elle a tremblé au moment d’introduire la clé dans le démarreur. Je suis un écrivain solitaire qui vit dans une immense villa dinardaise qui surplombe la plage de l’Écluse. Je suis un loup dont les seules proies sont les personnages que je crée au fil de mon imagination. C’est moi le créateur, le maître. Il n’y a donc aucune raison sérieuse d’appréhender cet instant. Pourquoi attendre encore ? Pour me faire peur à moi-même ? Je suis attendu au Palais des Arts. Cette année le festival du film britannique fête le quarantième anniversaire de la disparition du grand maître : Alfred Hitchcock. Le comité organisateur m’a invité — non pas en ma qualité d’écrivain, mais en tant que donateur. Si je reste planté là, dans ma « caisse » comme dit Thomas, je vais rater le début du film. Il faut que je me décide maintenant. Je vais compter jusqu’à trois, et au moment même où je tournerai la clé dans le contact, je suis sûr qu’il n’y aura aucune explosion, pas de bombe cachée sous le châssis, pas de décompte, rien que le bruit sourd et savoureux des 96 chevaux sous le capot. Je chasse d’un revers de la main, la grosse goute de sueur qui perle sur mon front, traverse mon sourcil, glisse sur ma paupière, passe entre les cils, m’oblige à cligner de l’œil à cause de sa teneur élevée en sel. Je décide de rester concentré et de compter : 1…2…3