Par Thor et par Odin » s’exclama Ludovic, le père de Mélina en déposant de lourds bagages devant le portail de la maison en vente depuis plusieurs mois et dont il avait fait, avec sa femme Tania, la récente acquisition, « la Vigie du Cotentin, enfin ! » Juchée sur la falaise surplombant Port Racine, abri lilliputien pour esquifs solitaires, insolente et rieuse, une longère en pierre et colombages apostrophait l’horizon où mer et ciel se fondaient en un camaïeu de bleu.

Curieusement, ni les violentes claques du vent ni le fouet des embruns n’avaient réussi à délabrer ses volets blancs immaculés et son toit de lauze irisée, elle se tenait là, majestueuse et sereine, au beau milieu d’une nature sauvage et indomptable à l’instar de son jardin, vaste plaine blonde hérissée d’arbustes verdoyants et de massifs colorés que la main de l’homme n’avait pas maîtrisés.

Rêves verts, bleus, blancs, entre terre et mer, la presqu’île du Cotentin, sous la douceur de son climat, faisait tout pousser, même les espoirs les plus fous… et c’est pour cela qu’ils étaient là.

« Nous sommes enfin chez nous ! »

Chez moi en vérité, mais ça, ils ne pouvaient le savoir. J’avais élu domicile dans cette accueillante demeure inoccupée au printemps dernier, pénétrant les lieux au hasard d’un soupirail entrebâillé et je les attendais. Maints acquéreurs potentiels avaient défilé durant l’été et de ruse, avais-je dû jouer pour les éloigner. Je les avais choisis Eux, Ludovic, Tania, Mélina, enfin, je l’avais choisie Elle.

C’est Elle qui d’ailleurs me découvrit le premier matin de leur nouvelle vie aux abords de la boîte aux lettres en forme de nid-de-pie. Elle m’avait alors empoigné et exhibé tel un trophée devant ses parents en train de petit-déjeuner, supplication faite femme « Oh ! Papa, Maman, regardez comme il est mignon, il semble abandonné, on peut l’adopter, dites on peut l’adopter ?! »

… et adopté je fus ! Elle me surnomma Odin, rendant d’une certaine façon hommage à son père, et je dois dire que ça m’allait fort bien ; je n’avais certes pas l’allure d’un viking, mais cette assimilation au Dieu de l’Éternité locale me flattait et prenait tout son sens au regard de celui que j’étais : ne venais-je pas d’une contrée hors du temps, n’avais-je pas l’apparence d’un Prince, de ce légendaire chat sacré des rois de Siam, guerrier fascinant d’élégance, musculature ondulante, regard saphir, robe contrastée, nuances sombres sur visage masqué et extrémités se mêlant graduellement au crème du pelage tout entier ?

Ah ! Mélina, ma favorite… mon humaine de compagnie… non pas que je n’appréciais pas les autres membres de la famille, mais Elle, je me devais de La protéger, sa fragilité, sa Destinée…

… Et puis j’aimais ses yeux gris, changeant au gré du vent, sa bouche rosée, ses fossettes en virgule, ses menottes caressantes, sa voix « caracolante » ou ses cris affolés quand je désertais son champ de vision l’espace d’un instant.

J’étais devenu son confident, son ami, son frère de sang, son cobaye parfois, quand elle testait sur moi des potions improbables de sa fabrication, censées guérir mes maladies imaginaires.

Nous ne nous quittions jamais, excepté les jours d’école, où elle se rendait au village voisin, Saint Germain des Vaux, « Tu sais, on m’y enseigne les savoirs fondamentaux, la lecture, l’écriture, le calcul, la maîtresse dit que j’ai un don pour les chiffres, je m’amuse à inventer des formules, c’est magique ! »

Moi aussi, je pouvais lui enseigner des choses fondamentales… l’art de la chasse par exemple que le seul autre mâle de la maison n’avait visiblement pas intégré ; dans la journée il s’absentait de longues heures, revenant la plupart du temps les mains vides, je lui aurais appris, s’il avait pris la peine de m’observer, que les proies sont plus vulnérables la nuit… mais tel n’était pas l’objet de ma mission… je me contentais alors d’offrir à ma bien-aimée mon menu butin, souriceaux ou autre petit animal égaré ; elle semblait ne pas apprécier ces offrandes que je déposais à ses pieds, je me souvenais de ce chardonneret, sa bestiole adorée, elle avait crié, le visage empourpré, le regard courroucé, puis avait tenté de le réanimer…

Hormis ces désaccords passagers, nous passions de longues heures à nous raconter.

De ce premier soir d’été « Tu sais, Odin, ça ne se voit pas, mais je suis très malade, c’est pour cela que Papa et Maman sont venus s’installer ici, loin de Paris, une maladie orpheline, les docteurs ne savent pas ce que j’ai – moi, je savais… à ce matin d’hiver, où elle me glissa dans un souffle, à peine éveillée « Odin, je ne sais pas si je vais pouvoir continuer… Aller à l’école, même en pointillé, je ne veux pas abandonner, mais je suis si fatiguée… » Pelotonné contre elle, sous l’épais édredon chamarré, je venais poser ma truffe humide contre sa joue d’enfant, brûlante et pâle à la fois, je sentais le chaos dans son corps et dans sa tête.

Les jours s’écoulaient et Mélina ne quittait plus sa chambre, ne jouait plus, ballets incessants de blouses blanches à son chevet, la Vigie du Cotentin avait sombré corps et âme, engloutie par une déferlante de tristesse, plus un rire, pas feutrés, regards angoissés, lumière éclipsée, comme la longue complainte d’une armée décimée.

Désemparé, je me frottais à elle, fourrais ma tête dans ses cheveux dorés, vocalisait des mélopées, mais je savais, le moment était venu et pourtant je ne pouvais m’y résoudre.

J’embrassais du regard la chambre, Mélina point minuscule dans ce décor autrefois empreint de gaité sommeillait telle une princesse endormie qu’un prince un jour viendrait éveiller, mouvement imperceptible de sa poitrine, la vie s’échappait de son corps gracile, j’embrassais du regard son visage pour fixer à jamais son image…

J’étais un guerrier portant en moi le fluide de la guérison, non de sa seule destinée, mais d’une infinité, un guerrier guérisseur du Temps portant la guérison du Monde ; je m’allongeais sur son cœur absorbant le Mal à tout rompre, injectant la vie… je l’avais choisie Elle… mon énergie l’enveloppait, la galvanisait, la ramenait vers les siens, rendait souffle à la Vigie du Cotentin, ma force déclinait à mesure que la sienne croissait, mon regard d’un bleu si profond inexorablement s’assombrissait, deux minces fentes sur mon visage masqué, mission accomplie, je n’avais pas failli.

« Ne pleure pas petite Mélina, tu es guérie, la vie s’ouvre à toi et quelle vie ! Brillante destinée, tu seras le plus grand médecin biologiste que l’Univers ait jamais porté, sur Terre tu seras mon bras armé contre la pandémie, dans mon cœur, ma plus belle réussite…

Je devais poursuivre mon voyage, vers d’autres lieux, d’autres histoires, dans un autre corps peut-être… il y avait tant à faire.

Tania et Ludovic se penchèrent sur le lit de leur fille, silhouettes souffrantes de parents désespérés, elle semblait avoir repris des couleurs en ce matin ensoleillé, elle serrait contre sa poitrine son siamois chéri, le petit félin semblait sommeiller, mais ne bronchait pas, ne ronronnait pas… il était mort et leur fille souriait…

Jérémy crachait du sang depuis quelque temps « je n’ose pas le dire à Éléonore » avait-il confié à Nestor son Labrador….

Nouvelle de Guerini Nathalie – Promotion Ecrire un livre

Cet article a 8 commentaires

  1. Bohbot

    Une super nouvelle !! Retraçant à la perfection le voyage d’un guérisseur à travers les animaux de compagnie. Nathalie Guerini est une auteure à suivre de près !

  2. Yvan

    Récit passionnant, Odin le félin est un personnage attachant qui parviens à nous faire ressentir quelques émotions. Bravo.

  3. Nathalie

    Merci pour ces commentaires très positifs, cela me touche!!!

  4. Altobianchi Elsa

    Très jolie nouvelle ?
    Ça donne envie de lire autre chose du même auteur.
    A suivre… ???

  5. Casoni anne

    Un conte envoûtant sensible délicat plein de tendresse une belle écriture riche en émotions positives. L’accroche se fait des la première ligne. Trois re- lectures de suite sans me lasser. J’espère d autres parutions de cet auteur. Félicitations

  6. Casoni anne

    Un beau conte plein de sensibilité délicatesse et émotions positives. L’accroche se fait à la première ligne et le déroulé tout en finesse. Un début prometteur pour cet auteur.

  7. Caroline Poggi

    Un conte mais pas de fée ou le super héros inattendu côtoie le drame. On se demande ce qui va se passer lors de cette rencontre et on a hâte de connaitre la fin…Une fin énigmatique d’ailleurs car qui sont Jérémy, Nestor et Eléonore ??? Hâte de lire la suite, à vos plumes Mme Guérini !

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Sandra

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