La compagnie Tolomei est en pleine effervescence. Spinello, très jeune directeur de cette banque, âgé d’un peu moins d’une trentaine d’années, issu d’une longue lignée, celle des Lombards, constate que le  travail ne manque pas et ne doit surtout pas manquer. Avec un roi tel que Philippe IV dit le Bel sur le trône du royaume de France, il faut savoir jouer sur le fil du rasoir. Ne pas être trop pauvre afin de pouvoir payer ses charges, ne pas être trop riche afin de ne pas être spolié par les hauts-fonctionnaires du royaume. La chose n’est pas aisée, il est vrai. Mais la banque n’est pas un domaine qui consiste nécessairement à avoir le plus d’argent, elle consiste surtout à avoir le plus d’argent utile. Les millions ne valent plus rien lorsque la monnaie dévalue dangereusement. 

    Cela, Spinello l’a bien compris. C’est un jeune homme particulièrement adaptable, plein de ressources inattendues. Dans un monde où la part belle semble être aux chevaliers férus d’armes et de combats et, il faut bien le dire, de pillages, Spinello a toujours sur tirer son épingle du jeu grâce à l’arme la plus redoutable de tout être humain : son cerveau. Spinello est loin d’être stupide. Et s’il est loin, très loin d’être un homme mauvais, quoiqu’on puisse penser des banquiers, il a toujours su faire preuve de beaucoup de pragmatisme. La banque peut, certes, prêter de l’argent, mais elle veille à le récupérer d’une manière ou d’une autre et elle prévient largement de toutes les causes et conséquences liées à tel ou tel prêt. 

 

  • Il faut se montrer prudent. Le Roi est gourmand dans bien des domaines et les formidables sommes que nous possédons finiront par attirer son regard. Espérons que les Templiers continuent de s’entendre au mieux avec le royaume de France. Pour l’heure, ce sont eux qui sont la priorité du Roi. Profitons de la situation avant qu’elle ne s’envenime.
  • « Maître ! »

 

Un jeune homme entre dans la pièce. C’est l’un des employés de Spinello. 

  • « Il y a là un homme qui demande à être reçu en personne par vous.
  • Allons bon ! A-t-il au moins donné la peine de se présenter pour que je consente à lui accorder audience ?
  • Il dit se nommer le Comte Robert d’Artois. »

Spinello réfléchit quelques instants. Se tenant au courant des évènements les plus actuels du royaume, le titre de Comte d’Artois ne lui est pas inconnu. Et pour cause, il s’agit de l’un des douze pairs du royaume et non l’un des moindres.

  • « Tiens donc ! Fort intéressant ! Mais le Comte Robert n’est-il pas mort à la bataille de Courtrai, il y a peu déjà ?
  • Le Comte Robert II pour être exact, rugit une voix à l’extérieur du bureau de Spinello. 

La porte s’ouvre et laisse apparaître une image dont même Spinello n’a pas l’habitude. L’homme est démesurément grand. Comparé au paysan moyen et même au noble moyen, il dépasse la taille standard d’une, voire deux têtes, aisément. Mais s’il n’y avait que sa taille. Son allure est tout aussi impressionnante. Déjà, sa voix est clairement celle d’un fauve en liberté. C’est un homme écarlate également. Du pourpoint jusqu’aux bottes. Le rouge est clairement sa couleur favorite. Et il semble dans son cas que cette forme soit bien due à son fond qui remonte à la surface. 

  • L’homme me parait être des plus sanguins. Il semble que le Roi ne soit pas le seul énergumène avec lequel je dois me montrer prudent.

L’homme qui surplombe quiconque lui adresse la parole entre dans la pièce sans demander son reste. Spinello est à présent celui qui doit lever la tête. Néanmoins, malgré l’absence de vergogne du nouveau-venu, Spinello constate que l’homme n’est pas aussi bourru qu’il n’y parait. L’individu vêtu de rouge a reçu une certaine éducation qui se ressent dans ses mouvements et dans ses mots. 

  • « Je suis le Comte Robert III d’Artois, petit-fils du Comte Robert II d’Artois, mort en effet, pour mon plus grand malheur à la bataille de Courtrai récemment. Mon père était le Comte Philippe d’Artois, mort lui aussi, à la suite des blessures qu’il avait subies à la bataille de Furnes. L’homme a tenu un an avant de succomber. Ni Dieu, ni le Diable n’ont voulu qu’il en tienne cinq de plus. »

Par précaution, Spinello fait le signe pour chasser le Diable. Le banquier n’est pas particulièrement superstitieux, mais la prudence reste de mise, d’autant qu’il est bon de faire croire au client qu’on est au moins aussi dévot que lui. Après avoir renvoyé son employé à ses occupations, affirmant qu’il pouvait s’occuper du noble lui-même, Spinello referme la porte et invite le Comte à s’asseoir. Ce dernier ne se fait ni prier ni attendre.

  • « Tout d’abord, toutes mes condoléances pour vos aïeux, mon Seigneur ! »

Robert reste silencieux. Spinello en conclut que l’homme est bien là pour parler affaires.

  • « Alors, que puis-je pour vous ?
  • Ma foi, ce pour quoi l’on vient voir tout banquier.
  • C’est-à-dire ?
  • M’ouvrir votre bourse, parbleu !
  • Vous êtes donc venu ici dans l’espoir de m’emprunter quelque argent. Soit ! Mais dans quel but ?
  • Allons, banquier ! Je suis certain que votre réputation de gentil petit usurier naïf et spoliateur n’est absolument pas méritée. Vous savez certainement pourquoi je suis ici. D’autant que je vous ai donné quelques indices à mon arrivée. »

Spinello commence à apprécier l’homme. En peu de temps, le banquier avait déjà compris la raison de la venue du noble. L’argent, bien sûr. Pour quoi d’autre voir un banquier ? La raison de cet argent ? Elle est assez simple à comprendre également. Le jeune Robert d’Artois qui a moins d’une vingtaine d’années, mais qui parait déjà plus de dix ans son âge, devrait être techniquement l’héritier des terres sur lesquelles il a grandi. Son père et son grand-père étant morts, il est de coutume que tout cela lui revienne. Sauf que sa tante ne l’entendait pas ainsi. Car c’est elle qui possède maintenant le Comté d’Artois. Et celle-ci ayant des enfants, à savoir deux filles qui seront bientôt mariés aux fils du Roi, Robert n’héritera jamais de ces terres. 

  • « Mon Seigneur, j’imagine que vous n’êtes pas sans ressources. Si vous venez me demander de l’argent, c’est que vous préparez quelque chose de très coûteux. J’imagine, un procès contre votre tante.
  • Exactement, Lombard ! Que faire d’autre ? M’en prendre au Roi ? Je suis courageux, mais pas stupide. Les crimes de lèse-majesté ? Très peu pour moi ! J’ai bien l’intention de reprendre mon bien.
  • Mais n’avez-vous pas été dédommagé justement pour ce qui semble être une spoliation à votre égard ?
  • Vous voulez parler de ce minable petit Comté de Beaumont-le-Roger ?
  • Certes, je reconnais que ces terres n’ont pas la grandeur de l’Artois, mais il me semble que cela vous permettra d’en vivre dans souci. De plus, un petit domaine est bien plus aisé à gérer qu’un aussi vaste que l’Artois.
  • Voilà bien une réflexion de banquier ! A quoi d’autre pouvais-je m’attendre ? Vous ne voyez en ces terres que des ressources financières. Mais moi, j’y vois autre chose. Banquier, avant que je ne vous quitte, écoutez-moi bien ! Savez-vous ce qu’est un Comté ? Savez-vous ce que c’est que le Comté d’Artois ? C’est de la terre ! De la terre bien grasse qui colle aux mains, pourrie de graines et de charognes. Ce sont les blés que l’on récolte à la fin de l’Eté et aux débuts de l’Automne. Des blés qui vous font immédiatement penser à la chevelure de belles pucelles. Ce sont les vastes terres sur lesquelles vous galopez contre le vent, empreint de liberté. Ces terres, banquier, j’y ai grandi. J’y ai été élevé. J’y ai guerroyé dès que j’ai été en mesure de tenir une arme. Et tout cela m’a été volé ! Par ma propre tante ! Parce que mon père a eu la bêtise de mourir avant mon grand-père ! Que n’eussent-ils été morts l’un et l’autre dans un ordre juste ? Le fils ne devrait pas avoir à mourir avant le père ! Connaissez-vous le sentiment de trahison, banquier ? Moi, je l’ai expérimenté. Sans qu’on me l’apprenne. J’ai vécu auprès de cette famille qui m’a abandonné. Je n’avais que onze ans quand mon père est mort. J’étais déjà homme, mais je n’avais pas encore appris toutes les subtilités de la Cour. Je n’avais pas encore compris la chose la plus importante. Vos pires ennemis sont vos plus proches parents. Que ce soit ma tante, qui a bassement profité de mon très jeune âge pour s’emparer de mon Comté d’Artois, mon père pour être mort avant mon grand-père ou ce dernier, pour ne pas avoir pensé à me protéger de l’infamie de ma tante, j’ai été trahi par tous. Et en dépit de cette trahison, je récupèrerai ce qui me revient de droit, même si pour cela, je dois aller contre le Roi. 
  • Ne disiez-vous pas que le crime de lèse-majesté n’était pas pour vous ?
  • Comme je l’ai dit, je ne suis pas stupide. Si d’aventure, je trouve quelque chose à tenter contre notre Souverain, croyez bien que je ne serai pas en première ligne. J’orchestrerai tout depuis les coulisses. Puisque c’est manifestement là qu’il me faut apprendre à mener la danse.
  • Mon Seigneur, loin de moi l’idée de ne pas vous prêter d’argent, à un certain intérêt, cela va de soi. Mais qu’auriez-vous à m’offrir en échange ?
  • Banquier, écoute-moi bien ! Je gagnerai ce procès. En vraie justice, je récupèrerai mon Comté et serai Pair de France. Et crois-moi, tu bénéficieras de mes largesses. Tu seras au courant bien avant tous les autres de tout ce qui se décide à la Cour. Tu pourras adapter ton commerce très aisément afin d’être le plus puissant banquier de tout le royaume.
  • Ma foi, c’est fort intéressant, mais en bon hommes d’affaires que je suis, il me faut prévoir le cas où vous perdez. 
  • Si je perds, je peux t’assurer que je te donnerai toutes les informations dont je disposerai à la Cour. A défaut de récupérer mes terres, je continuerai jusqu’à me les réapproprier et pour cela, banquier, j’aurais toujours besoin de ton aide. 
  • C’est une promesse ?
  • Banquier, ne m’as-tu pas entendu tout à l’heure ? Je réprouve la trahison. Si je te donne ma parole, c’est que celle-ci vaut de l’or. Je ne mens et ne trompe que mes ennemis. Mais mes alliés seront toujours récompensés. Veux-tu être le premier d’entre eux ? »

En bon pragmatique, Spinello refuserait. Mais quelque chose lui plait énormément chez ce Robert d’Artois et ce, en dépit de ces manières, de ces émotions débordantes qui notamment, lui font tutoyer le banquier. Le jeune noble semble pleinement s’assumer. Spinello, d’ailleurs, doit reconnaître, qu’avoir un informateur tel que ce Comte à la Cour serait fort appréciable. Pour la première fois, le jeune directeur de banque prend un risque non-calculé, ne pouvant se fier qu’à son instinct.

  • « C’est d’accord, mon Seigneur ! Je vous aiderai à récupérer l’Artois.
  • Banquier, plaisantes-tu ?
  • Si votre parole est d’or, la mienne vaut toutes les pierres précieuses de ce monde.
  • Je crois que je vous apprécie. Quel est votre nom ?
  • Spinello Tolomei. »

Sur cette dernière parole, les deux hommes se serrent la main d’une poignée ferme et résolue. Malgré les procès perdus, les années de vache maigre, tous deux resteront alliés. Jusqu’à l’exil de Robert d’Artois, près de trente ans plus tard, qui coïncidera avec l’état de santé grave de Spinello, ces deux hommes resteront amis. Jamais l’un des deux ne trahira l’autre. Toujours, ils honoreront leurs paroles. 

 

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Sandra

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