La couleur de cette journée d’automne s’annonçait maussade. Chayton attendait le passage du bus et la nuit peuplait encore ses paupières. L’attroupement d’hommes et de femmes inaugurait le rituel. Le haut-parleur annonçait l’arrivée de l’autocar. Un contrôle d’identité obligeait chaque passager à être en règle : passeport de reconnaissance civile, extrait sanitaire, obligation de se soumettre à un scanner optique de détection humorale. Les nouveaux protocoles de sécurité découlaient des attentats des Banques de Rêves.
Pour accéder à la Cité du travail, un long trajet empruntait le pont au Sept Portes. Chaque porte constituait un centre de sélection, les Anxieux et les Mélancoliques se repéraient rapidement et étaient dirigés vers un hôpital pour une piqûre de « Bien-être quotidien ».
Les Révoltés visitaient la prison centrale de la « Loubianka » et en gardaient un souvenir douloureux. Pour Chayton, la descente s’effectuait régulièrement au centre de détection des Rêveurs. Il connaissait de longue date le chef de service, Jean-Marie Le Borgne, un homme autoritaire et sûr de lui. Une vieille rancune les tenait distants et la rudesse des ordres n’impressionnait plus Chayton.
Une nouvelle stagiaire au doux nom de Carmen secondait le chef-brigadier. Ce dernier ordonnait :
– Assieds-toi Chayton, le scanner a détecté une activité onirique importante cette nuit. L’Aspirateur-Transformateur va remonter le cours de ton rêve, des analyses complémentaires seront effectuées.
Carmen osa demander au référent de l’Etat :
– Comment fait-on pour capter les rêves ?
Le Borgne gonfla ses poumons et se lança :
– on place des petites électrodes à la surface du cuir chevelu, celles-ci vont capter les différences de potentiel électrique produites au niveau du cortex, ce qui va se traduire par le tracé d’une courbe : c’est l’électroencéphalogramme.
Chayton fixait cette femme avec une intensité retrouvée. Il voulait dire : « Vous êtes un Rêve ».
Les images de l’activité onirique défilaient sur l’écran de contrôle : un enfant jouait au football avec un homme plus âgé ; au loin, une vieille dame apportait un gâteau illuminé de bougies. L’image semblait surannée et perdit de son intensité. Un homme habillé en noir vu de dos brandissait une hache devant un haut portail d’un ministère. En surimpression, un gros plan d’un visage d’une femme brune irradiait de bonheur, une étonnante ressemblance avec Carmen.
Les agents de sécurité évitèrent de relever le trouble. Le Borgne reprit la parole et précisa à la femme stagiaire :
– un double du dossier sera remis à l’équipe du professeur Kamitami, spécialiste du rêve et de son algorithme.
Puis il se retourna vers Chayton et lui dit :
– tu peux te rendre à ton travail, tu es convoqué demain matin à 8 h.
Les immenses portes de l’Aciérie renfermaient des fourneaux géants. Le complexe militaro industriel fabriquait des protections en acier installées le long des routes dans le pays. Une chaleur intense brisait toute intention de poésie et la concentration nécessitait un effort permanent.
« Vivre dans un autre monde » proclamait les pancartes dans les allées des ateliers « Une aberration de la condition humaine » fulminait Chayton.
Les contrôles au retour s’allégeaient et la fluidité des transports alimentait une perspective agréable pour la fin de journée.
Il habitait un petit appartement depuis la mort de sa femme Isabella. Seul vestige d’une autre époque, un chardonneret élégant trônait dans un coin de la pièce avec un plumage noir rayé jaune-vif . La beauté de son chant emplissait le studio.
La banquette dépliée, il ouvra un placard et installa un Attrape-rêve qui se composait d’un cerceau, d’un filet et des plumes. Sa grand-mère maternelle amérindienne le lui avait offert pour ses treize ans. Son mantra était : « Il est temps de protéger tes rêves » .
Au cours de la nuit, un songe le visita. Isabella se promenait avec lui, enfant, ils se rendaient à une fête foraine, parcouraient les stands et arrivèrent devant l’attraction du Grand Huit. Etrangement ils étaient seuls, le public avait disparu, une voiture arriva, ils montèrent à bord et les montagnes russes les avalèrent. Le Grand Huit de l’Infini, le retour n’existait plus.
Chayton se leva, ne se rasa pas. Il ouvrit la cage du chardonneret. Celui-ci hésita puis s’envola sans un mot d’adieu.
Il se dirigeait vers le central des bus. Il prenait la station n°7 en direction de la sortie de la ville. Le soleil illuminait la ville, le défilement des paysages lui rappelait les promenades en voiture avec sa mère.
Il se rendait sur un lieu aimé de son enfance « la Montagne magique ».
Son prénom amérindien signifiait « faucon » en langue iakota.
Il avançait vers la falaise et prit son envol.